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par drapher

La France des téléviseurs sur le buffet

Parler des Français — et de la France en général — est un exercice récurent dans les périodes électorales. Chaque politique, chaque éditorialiste y va de sa petite phrase, de sa sentence, pour exprimer qui, "le malaise des Français", qui "la crise française", "le désarroi", "la colère", etc.

Parler des Français — et de la France en général — est un exercice récurent dans les périodes électorales. Chaque politique, chaque éditorialiste y va de sa petite phrase, de sa sentence, pour exprimer qui, "le malaise des Français", qui "la crise française", "le désarroi", "la colère", etc. Ces analyses pseudo-psychologisantes et de sociologie de comptoir — sur une population de plus de 65 millions de personnes et de 44 millions d'inscrits sur les listes électorales — n'engagent que ceux qui les énoncent.

La réalité sociologique, économique et politique de l'Hexagone est beaucoup plus complexe et différente que ce que les observateurs de "la vie politique" veulent bien restituer. L'une des raisons de ce décalage entre analyse globale et réalité, est principalement que tous ces analystes ne vont jamais chez les gens, ne savent même pas comment ils vivent. Ils n'ont surtout jamais passé une paire d'heure dans une "famille rurale moyenne", à dîner autour d'une table de salle à manger avec le téléviseur allumé en permanence.

Cet aspect des choses est pourtant central si l'on veut comprendre ce qu'il se passe un tant soit peu dans un pays qui semble décidé — d'un point de vue électoral — à porter en tête au premier tour de la présidentielle la candidate d'un parti d'extrême droite nationaliste, xénophobe et populiste. Parce que ceux qui questionnent la société et jouent à la décrire, sont les mêmes qui la fabriquent de toutes pièces à travers les écrans.

La réponse aux questions est dans le téléviseur

Comprendre l'état d'esprit d'une population, sa perception du monde, son quotidien, ses attentes, ses angoisses, craintes ou espoirs ne peut pas se faire à grands coups de sondages par téléphone ou par Internet à l'aide de questions fermées et réductrices.

Ce système, censé permettre de connaître "l'état de l'opinion" est à la fois tronqué et pervers, pour plusieurs raisons. L'une d'entre elles est un phénomène de boucle récursive : celui qui questionne invite le questionné à répondre à des questions que celui-ci voit posées à longueur d'années à d'autres qui ont eux aussi vu les réponses à des questions qu'on leur pose. Le questionneur observe un autre questionneur, et chacun a déjà des réponses. Au final, ces réponses et les commentaires qui les accompagnent sont en permanence diffusées sur l'objet de toutes les questions et de toutes les réponses : le téléviseur.

Comment savoir si la colère d'un individu à propos de "la politique française" vient de sa propre perception et analyse du sujet ou bien n'est au fond que le stricte compte-rendu de ce qui lui est diffusé à longueur de journées et de soirées par son téléviseur ? Voir et entendre des gens en colère contre un système politique, observer en continu des mensonges, des affaires de corruption, peut-il permettre d'obtenir une autre réponse que celle qu'on espère ? Le système d'allers-retours entre l'observateur et l'observé, puis les conclusions qui s'en dégagent est sans issue, mais reflète une situation autrement plus inquiétante que ce que les réponses [aux questions fermées] indiquent.

Le téléviseur montre le monde, avec sa méthode, son analyse, sa vision, ses biais, ses obsessions, ses limites, et surtout ses objectifs d'audience, pour ensuite demander à ceux qui le regardent ce qu'ils pensent du monde : l'exercice est vicieux et profondément malhonnête.

"On nous dit que ça va mal, et on se fait chier, alors on n'est pas content"

La télévision est est un outil incontournable et central dans les foyers français. Pas une seule maison (99%) en campagne n'a pas son énorme téléviseur qui tourne la plupart du temps du matin au soir. Un jeune couple de 22-23 ans s'installe pour la première fois : la télé est allumée en plein après-midi, puis elle rythme les repas et permet de "passer la soirée". Les vieux y sont accrocs par nécessité sociale, puisqu'ils sont exclus de fait de la société.

Mais attendez voir, pourquoi donc la société exclurait-elle les vieux ? Et les jeunes, pourquoi fonctionneraient-ils de la même manière que les vieux dès qu'ils sont chez eux ? La réponse est vaste, multi-factorielle, mais peut-être amenée sans trop de risques, pour le monde rural en tout cas. Petit tour du désert culturel, social et éducatif des (très nombreuses) campagnes françaises :

La majorité des ruraux, (à l'exception des département d'île de France — sauf la Seine Saint Denis) sont situés dans la tranche inférieure des salaires. Pour faire simple, les habitants des campagnes sont souvent au niveau du revenu médian ou inférieur, soit 1800€ ou moins. Cela n'est pour autant pas obligatoirement un critère de malaise économique et social, puisque le plus souvent, dans les foyers, les deux membres du couple travaillent.

Il y a bien entendu des campagnes où la richesse est très mal répartie, où des populations très importantes sont au chômage, ou ne dégagent pas des revenus suffisants, mais le problème majeur du monde rural n'est pas de façon centrale le pouvoir d'achat, comme cela peut-être le cas dans les zones à forte densité urbaine. La raison de cette différence ? Dans le monde rural, il n'y a plus rien à acheter. Tout est désert. Vide. Fermé. Abandonné. Ceux qui peuvent ramer en termes économiques, le plus souvent, sont des nouveaux venus de la ville qui ont fait construire leur maison "Pierre" à 200 000€, et peinent — surtout en cas de perte d'emploi — à payer leurs traites.

Pour le reste, ce n'est pas le manque d'argent le problème. Chacun va pousser son caddy au supermarchés, comme en ville, en payant moins cher qu'en ville, parce que la grande distribution s'adapte et qu'elle a tué 90% des petits commerces qui ont (presque) tous fermé. Les locations sont peu chères, dans des zones où — surtout depuis 2008 — les prix à la vente ont chuté dans des mesures inédites, avec un parc immobilier qui reste sans acheteurs. Il faut dire que devenir proprio d'une maison à 40 km ou plus du premier hôpital et du premier cinéma, cerné par des villages fantômes n'est pas très engageant. A moins que l'on ne cherche qu'une seule chose : se retirer au maximum de la société française.

Dans ces campagnes vides, la télé explique, sur son buffet (ou son meuble Ikéa de la maison "Pierre") que ça va mal. Très mal. Et effectivement, quand on voit les mines décomposées des téléspectateurs tournés vers le buffet, on se dit que "oui, ça va mal". Surtout eux. Ces gens qui se font chier, et qui ne sont pas contents, au final. Parce que la télévision le leur dit, et parce qu'au fond, même s'ils ne l'avouent pas directement, ils ne sont pas contents de se faire autant chier.

30 ans d'industrialisation de la vie et de destruction de la culture collective

Pour qui fait l'effort de s'intéresser aux campagnes françaises en 2017, le constat est toujours le même : ce sont des territoires à l'abandon. Pas seulement en termes d'activité économique, ce serait bien trop simple et réducteur, mais surtout en termes de vie culturelle. Les concerts de rock, les bals, les troupe de théâtre amateur, les cafés à baby foot et flipper ont disparu. Les épiceries-café ne sont plus là. Les villages sont devenus des cités dortoir et des mouroirs pour vieillards abandonnés. Les places de village sont désertes, même au printemps ou en été. Plus de gamins en vélo sur les bords des départementales, à skate ou en train de jouer avec un ballon, un boomerang ou n'importe quel truc analogique qui fait du sens à plusieurs. Les vieux ne jouent même plus aux boules, sauf dans le sud-est, et encore, pas partout, loin de là. Que s'est-il passé ? Comment un pays bien déconneur, festif, toujours prêt à semer le bordel en est venu à agoniser d'une manière pareille, dans un isolement aussi terrifiant, à la limite de la pathologie collective ?

Tout s'est retiré, doucement. Sans faire de bruit. Les subventions aux associations sont parties en même temps que les taxes sur les jeux collectifs ou vidéo dans les bars ont explosé, que les plaintes pour le "bruit" causé par les concerts ont convaincu les mairies de les interdire, que les normes se sont empilées. Un gamin est hors-la-loi aujourd'hui s'il fait du vélo sans casque. Fumer une clope dans un lieu public est un acte quasi criminel. Il n'y a de toute manière plus de lieux où se retrouver, si ce n'est le centre commercial du coin. Ou personne ne se retrouve puisque ce n'est pas fait pour ça. L'industrie s'est immiscée partout, a tué les petits commerces, soutenue par les différents gouvernements, jusqu'à piloter le vivre ensemble.

Photo : Jean-Louis Zimmermann

 

Rien n'a échappé aux vautours du CAC 40 et aux agro-industriels, jusqu'à vassaliser les habitants de régions entièrement vidées de leur culture collective, des échanges humains millénaires qui y créaient du sens. Le tout accompagné par le désengagement de l'Etat et de ses entreprises nationales qui ferment bureaux de postes et gares.

Des campagnes entières voient un nombre impressionnant de leurs habitants travailler ou pour la grand distribution ou les collectivités territoriales, les autres se débrouillent avec les miettes. Certains villages ont la moitié de leurs habitants qui travaillent pour la maison de retraite du coin, la mairie, l'école ou les supermarché locaux. Oui "les". Parce qu'en plus, dans des endroits peu peuplés, il est possible de trouver plusieurs supermarchés : l'enseigne normale, pour ceux qui bossent, et l'enseigne low-cost pour les pauvres, qui n'ont pas assez de travail ou pas du tout. Les travaux public-privé jouent aussi leur rôle : tu peux travailler pour la compagnie des eaux, le BTP départemental ou régional, la voirie. Une sorte d'assistanat public par le travail subventionné.

Le téléviseur, c'est de la merde, mais on s'en passera pas

Interroger les gens en campagne sur leur occupation télévisuelle est redoutable. Ils n'aiment pas la télévision, en général. Mais ils la regardent tous, à haute dose. La télévision les agace. Voire les énerve. Les met en colère. "Voir tout ça, là, tous ces salopards, et après on se dit qu'on trime pour avoir rien à la retraite, et en plus quand on pense à tous ceux qui profitent du système, alors que nous on a droit à rien" est un dialogue assez standard des zones rurales. Les "salopards qui profitent" sont les politiques et leurs affaires de corruption, les abus de biens sociaux des cadres des grandes entreprises, des gens du star système économique ou autres riches délinquants en col blanc. Les profiteurs, ce sont les noirs et les arabes filmés en caméra caché par M6 ou autres chaînes putassières qui diffusent à longueur d'années des "reportages" sur les banlieues chaudes, le trafic de drogue, les arnaques aux allocations, etc. Que les profiteurs en question, présentés par ces chaînes, ne représentent que quelques pour-cent de l'ensemble des habitants des banlieues n'est bien entendu jamais soumis à la sagacité des téléspectateurs, et aucun rural ne pourrait vous croire si vous lui expliquiez la réalité.

D'ailleurs, la réalité, tout le monde s'en fout pas mal, parce que le téléviseur c'est surtout une forme hypnotique de communion familiale (et pourquoi pas étendue au cercle du travail quand on échange sur les derniers rebondissements de "l'Amour est dans le pré"). S'il n'y avait pas le téléviseur, qu'est-ce qu'on pourrait bien faire quand on rentre du boulot ? Comment occuper son temps, de quoi parler si l'on n'a pas de sujet ? Le téléviseur offre tout ça. Et bien que ce soit de la merde, "parce que quand même, à la télé, ils font n'importe quoi ces gens, là, à Paris, et puis ils savent même pas ce qu'on vit, ils sont dans leur monde", on ne s'en passera pas.

Parce que cette merde, c'est tout ce qu'il reste. Et que l'énervement collectif, la crise française, est en réalité une crise de civilisation, culturelle, d'une population qui a laissé filer toute sa culture, ses lieux d'échanges, ses habitudes collectives, son vivre ensemble. Au profit d'équipements éléctro-ménagers, de gadgets technologiques, de confort industriel, de week-end à SarkoLand, de maisons en lotissement avec garage clôturé par des murs en parpaings, d'achats en ligne d'objets de merdes jetés 3 mois après leur achat, de gamins qui en guise d'éducation se voient offrir des tablettes ou des console de jeu et passent leur temps devant des écrans, après avoir absorbé des doses de pesticides, d'hormones et autres produits chimiques issus de la nourriture de supermarché que leurs parents halluciné devant le poste leur servent consciencieusement.

La France des téléviseurs sur le buffet existe. Elle est nombreuse. Peut-être bien 30 ou 40% de l'ensemble. Elle se fait chier, a tout perdu au profit d'une existence vide de sens, elle se sent isolée, perdue, et comme on lui répète que ça va mal et que ça va empirer, elle va voter, en partie, pour ceux qui lui répètent à longueur de temps qu'ils vont "rétablir les choses", "redonner du sens". National le sens, bien entendu.

Lutter contre ça, politiquement, demande de se questionner sur la société que l'on veut voir advenir. Pas simplement proposer de mieux gérer le pays, ou de raser gratis. C'est un véritable travail de fond qu'il faudrait effectuer, pour réorganiser notre vivre ensemble, retrouver des lieux d'échanges, de vie collective, de partages. Mais pour ça, il faudrait en premier tordre le bras aux puissants. Ceux qui ont industrialisé la vie. Et comme ce sont eux qui dirigent, il n'est pas certain que grand chose ne change.

On peut toujours espérer.

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