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Édito
par drapher

La fin de l'empathie : critique du monde connecté et de l'esprit du temps

 L'esprit du temps est un concept très difficile à décrire, et rempli de pièges. Comment définir une orientation générale des mentalités, une forme de pensée commune à une population, à un ensemble d'individus au sein, ne serait-ce que d'une nation ? Le principe de "classes sociales" a pu faciliter la "prise de température" d'une société, en écoutant les préoccupations, désirs, problèmes ou revendications d'ensembles sociaux connus au périmètre bien déterminé.

 L'esprit du temps est un concept très difficile à décrire, et rempli de pièges. Comment définir une orientation générale des mentalités, une forme de pensée commune à une population, à un ensemble d'individus au sein, ne serait-ce que d'une nation ?

Le principe de "classes sociales" a pu faciliter la "prise de température" d'une société, en écoutant les préoccupations, désirs, problèmes ou revendications d'ensembles sociaux connus au périmètre bien déterminé. Aujourd'hui, rien n'est plus faux : il n'y a plus (ou presque) de classes sociales. Le principe des 99% développé par le mouvement Occupy en est une parfaite illustration.

Nous sommes donc une masse informe d'individus de ce que l'on nomme la classe moyenne. Chacun au sein de cette classe sociale globale ne peut plus (ou ne ressent plus le besoin de) se définir par une histoire particulière, un héritage de luttes au sein de l'ensemble des individus qui la composent. La classe moyenne est grise : elle ne défend rien, n'active aucun combat particulier, vote indifféremment à droite ou à gauche, voire alterne son vote, ne cherche rien d'autre qu'une seule chose, essentielle dans le système économique et politique : consommer. Si ce constat était déjà en partie effectif il y a 15 ans, la différence majeure entre l'état d'esprit de cette classe globale des 99% qui se joue aujourd'hui et hier, est la connexion : l'accès à une consommation de masse par le réseau mondial.

Connexion et désertion du réel

Par commodité de sens, le réseau mondial Internet sera nommé le monde connecté, et tout ce qui ne passe pas par le réseau, le monde réel. Un chien, un chat qui jouent devant soi font partie du monde réel, comme réparer sa voiture, ou jardiner. Afficher une photo de chien ou de chat, regarder ou conduire une voiture avec un navigateur internet, acheter des légumes en ligne ne font pas partie du monde réel : il y a entre l'individu et "l'objet" (le chat, le chien, les légumes), une machine, qui traite une demande et l'affiche de façon déterministe. Le monde réel n'est pas ainsi : l'individu est directement raccordé aux "choses" qui l'entourent, et est en obligation de les "traiter" par lui-même : on ne  peut pas fermer par un clic de souris le berger allemand qui nous attaque.

Le monde connecté modifie le rapport que chacun entretient au monde réel. Aux autres individus. De façon importante. La communication entre humains passe désormais en majorité par le monde connecté. De moins en moins par le monde réel. Via des messages courts (sms, twitter), des pages Facebook, des mails, irc, ou liaison audio. Dans chacun de ces rapports entre humains dans le monde connecté, une chose est absente : le corps. La présence physique. La réalité de l'autre. Si chaque partie du monde réel est basculée dans le monde connecté, comme la tendance générale l'indique, cela signifie que de moins en moins d'interactions humaines surviennent. Les "supermarchés-drive" amorcent cette tendance (vous commandez en ligne, vous arrivez avec votre véhicule et vos courses sont chargées dans votre coffre), les achats en ligne livrés à domicile la confirment : une tomate devient un objet qui apparaît chez soi, comme un livre, une console de jeux, voire un être humain spécialisé dans les services sexuels.

 La grande ruée

Une majorité d'individus du monde connecté plébiscite ces modes d'échanges, pousse à ce qu'ils se généralisent. Au delà des explications classiques et matérialistes pour expliquer cet engouement à l'égard du monde connecté, qui se résument à la facilité, la rapidité, l'économique ou la possibilité de consacrer du temps à autre chose que des actions de basse besogne (comme faire ses courses), d'autres schémas existent. Ils sont vastes et sont d'ordre sociaux, économiques, politiques et psychologiques. Un ouvrage n'y suffirait pas. Mais décrire un tant soi peu ces schémas n'est pas inutile si l'on veut tenter de  comprendre un peu mieux ce qu'il se joue dans cette deuxième décennie du XXIème siècle.

Le facteur social est important, puisque l'on a vu des millions de personnes s'équiper d'appareils jusque là réservés (par leur prix et leur utilité très circonscrite) à des catégories professionnelles particulières, plutôt élevées dans la société. L'usage des téléphones portables a été réservé plusieurs années durant à des hommes ou femmes d'affaires, des ingénieurs ou personnels spécifiques : le prix des appareils, leur utilité concrète n'attiraient pas le reste de la population. Comme les ordinateurs et Internet. Puis le marketing s'est décidé à vendre au plus grand nombre ces appareils et tout ce qui allait avec. La ruée s'est produite en un temps éclair : l'élévation sociale était au cœur de ce processus. Comme quelques décennies auparavant, l'automobile était devenue un objet d'ascension sociale, de démonstration de sa réussite, de sa modernité au sein de la société.

Ainsi la classe moyenne est-elle devenue technophile, plus particulièrement auprès des objets technologiques de communication. Ceux qui vous projettent dans le monde connecté, là où vous êtes un autre, ou tout du moins autant ou plus que les autres. Les aspects économiques et politiques sont évidents dans le schéma marketing classique, ils ne seront pas traités ici. Reste le facteur psychologique, dont l'importance est immense. Au point qu'il détermine de façon majeure les autres pans de la désertion du monde réel vers le monde connecté. Peut-être permet-elle aussi de mieux comprendre la situation actuelle  du monde réel ?

Je est au centre du monde connecté

La civilisation occidentale moderne et post-industrielle, dont le moteur est constitué par la maximisation des profits dans une économie financiarisée et globale a une unique préoccupation : le client final. Le marketing mondial a besoin que ce client soit partie-prenante du processus d'achat, qu'il défende les produits, les services qu'il achète. Le meilleur moyen pour y parvenir est de le mettre au centre de l'ensemble de la chaîne. Le monde connecté est idéal pour ce faire, puisque chaque individu qui y vit en est le centre. L'existence du connecté n'est plus conditionnée par des attributs physiques ou sociaux qui dans le monde réel pourraient le desservir, ses compétences, capacités réelles peuvent y être extrapolées. Je est au centre du monde connecté : sensation de maîtrise,  de puissance, exploration de la multiplicité des personnalités inhérentes à l'individualité humaine,  le Je a, dans le monde connecté une place unique dans l'histoire de l'humanité. Mais ce Je ne connaît plus l'empathie. Par force, puisque l'empathie n'existe que dans le monde réel.

C'est à partir de ces constats que l'esprit du temps peut s'analyser, tout du moins en partie. Avec les possibilités inouïes mais aussi ses limitations sévères. Lorsque la question du "pourquoi n'y a-t-il pas plus de réactions face à l'incurie politique et économique" se pose, observer les fonctionnements des 99% dans le monde connecté n'est pas sans intérêt.

L'étincelle demande de l'empathie

Comment des être humains qui passent les trois quarts de leur temps dans un monde où la réalité physique est bannie peuvent-ils envisager de se liguer ensemble contre quelque chose qu'ils cautionnent et plébiscitent quotidiennement ? Le journaldugeek a sorti un (publi)reportage sur Amazon lors de l'ouverture d'un entrepôt de la diteentreprise aux pratiques staliniennes. Extase du rédacteur (et journaliste amateur) à la vue de l'efficacité d'Amazon, commentaires dithyrambiques des connectés, qui via leurs commentaires affirment leur envie goulue de s'emparer des objets technologiques visionnés.

Le système économique (et par ricochet, politique) en place n'a rien à craindre : l'esprit geek consumériste a envahi les esprits d'une classe moyenne  ultra connectée, prête à payer plus de la moitié d'un smic pour "penser différemment" (sic) à l'aide d'un téléphone dix à cinquante mille fois plus puissant que les ordinateurs qui ont envoyé les hommes sur la lune et permet d'afficher ses préférences. Une classe moyenne qui n'a plus d'autre objectif que d'échapper au monde réel et ne ressent, pour sa plus grande part, aucune empathie. Le monde réel serait-il si difficile qu'on veuille le fuir à ce point ?

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