Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Yovan Menkevick

Hadopi et la Culture : y'a tromperie sur la marchandise

(Quand les débats font rage sur les vertus ou pas des Labs Hadopi et des solutions techniques, économiques pour protéger les artistes, on oublie de se poser la question de ce qu'est la culture. Petite tentative de remettre les choses dans un ordre qui ne plaira pas à tout le monde, même si Bluetouff l'a déjà très bien fait : une piqure de rappel ne fait jamais de mal) Télécharger des œuvres, c'est du vol ! La culture va disparaître !

(Quand les débats font rage sur les vertus ou pas des Labs Hadopi et des solutions techniques, économiques pour protéger les artistes, on oublie de se poser la question de ce qu'est la culture. Petite tentative de remettre les choses dans un ordre qui ne plaira pas à tout le monde, même si Bluetouff l'a déjà très bien fait : une piqure de rappel ne fait jamais de mal)

Télécharger des œuvres, c'est du vol ! La culture va disparaître ! Qui va payer pour que des artistes enregistrent des disques si plus personne ne les achète ? Qui va produire des films si plus personne ne va au cinéma ? Tel est le cœur du discours pro-Hadopi.

Vieux discours en réalité, qui pré-existait au partage de musique ou de films par Internet. Les cassettes vidéo VHS étaient, à la fin des années 70, déclarées comme les tueuses du cinéma. Les cassettes audio devaient voir la fin de l'industrie du disque vinyle. Encore plus tôt, le photocopieur devait faire disparaître le livre et les libraires. Rien de tout ça n'est arrivé. Mais la question de fond, celle qui n'est pas abordée, ou très peu, est : qu'est ce que la culture et qui sont ceux qui la font exister ? Cette question, une fois abordée, défriche pas mal de choses et peut même apporter quelques réponses vis à vis du "partage de fichiers d'œuvres artistiques."

La culture, c'est de l'humain et du partage, pas de l'industrie

Oui, la culture n'est rien d'autre qu'une possibilité de faire circuler du plaisir, des émotions, des expériences entre des êtres humains. Pas comme la nourriture (même si elle peut aussi servir à ça), par exemple. La bouffe, les animaux en ont besoin, les humains aussi. Mais les animaux se foutent de la culture comme de leur première plume, poil ou écaille. La culture est donc un champ d'expériences diverses qui se transmettent à travers les générations, se modifient, s'entrecroisent, communiquent entre elles. La culture est très certainement importante, mais pas indispensable. C'est une part humaine qui échappe à la nécessité pure, pas comme la nourriture. Au point que parler d'industrie pour la culture est à la fois indécent et récent dans l'histoire humaine. Excessivement perturbant aussi.

Parce qu'une industrie, par définition, à vocation à produire pour satisfaire des masses importantes d'individus et pour ce faire, pratique une standardisation, met en place des procédures afin de produire le plus possible, avec le moins de défauts possibles. Tout ça en effectuant des profits. Parce que sinon, l'industrie coule, faute de rendements suffisants. Alors, un artiste, puisque nous parlons des artistes, est-il un industriel ? La réponse est non. Un artisan ? Oui, certainement. Et pourquoi cet artisan aurait-il besoin de rentrer dans une industrie pour continuer à gagner sa vie en proposant ses créations ?

Le mélange des genres est bien pratique…pour raconter n'importe quoi

Parlons des choses telles qu'elles sont et pas telles qu'on nous les présente : 95% des musiciens en France sont des intermittents du spectacle qui ne gagnent pas leur vie en vendant des disques. Et ce, depuis très longtemps, bien avant l'arrivée des MP3 et du partage intensif de musique en ligne. Pourquoi donc ? Parce qu'un musicien, en France, a une probabilité d'être écouté et produit par un label, très limitée. Parce qu'aussi de nombreux musiciens n'ont pas comme obsession permanente de "faire un disque", mais plutôt de jouer en concert. Et pouvoir ainsi conserver le statut d'intermittent qui donne droit à des périodes de rémunérations (par les organismes adéquats) lorsque la "période est creuse". Les musiciens français "cachetonnent", et c'est un bon système qui permet à des milliers d'entre eux de vivre de leur musique, même quand pendant plusieurs mois ils n'ont pas de concerts (l'hiver le plus souvent).

Un musicien qui participe à l'enregistrement d'un disque touche très peu à la vente d'album, exactement comme les écrivains pour leurs bouquins. Donc, seule la petite minorité de ceux qui sortent des albums à gros gros tirage gagnent de l'argent avec leurs disques. Les autres touchent des cacahuètes. Avec ou sans téléchargement, la chose pré-existe à l'apparition du MP3. On veut donc nous faire croire que les musiciens français seraient tous dans la situation d'entrepreneurs qui perdraient des sommes astronomiques face à une chute de la vente de leur "produit industriel", c'est-à-dire, leurs disques…vaste plaisanterie.

La réalité de la culture dans le domaine de la musique

La musique est depuis toujours, et encore aujourd'hui une performance artistique devant un public. On appelle ça un concert. La musique vivante. Des musiciens, un public. Le public paye pour écouter les musiciens dans une salle appelée "salle de concert". C'est beau hein ? Et c'est moderne en plus parce que les festivals sont en perpétuelle progression en termes de public en France. Les concerts, ça marche très fort. Enfin, pour ceux qui font vraiment de la musique, ceux qui jouent, créent. C'est sûr que pour ceux qui pompent des trucs avec des machines, bricolent des tubes en série à partir de musiques recyclée en s'aidant de starlettes qui font semblant de chanter, les concerts, ça ne marche pas. Par contre, eux, ils font des disques. Uniquement des disques (voire parfois des performances dans des boites d'Ibiza). Et comme leur truc est un produit pompé la plupart du temps, mâché, calculé pour taper dans une classe d'âge, un style, une mode, ils mettent le paquet uniquement dans le disque avec une promo qui tue et font leur beurre par ce biais. Ils fabriquent des produits.

Alors, quid de ceux qui font des concerts et des disques, tout en étant créatifs ? Mais ceux-là gagnent très bien leur vie avec leurs concerts : les disques sont des produits d'appel, un complément, qui la plupart du temps leur créent des revenus par les diffusions radio mais surtout envoient des gens à leurs concerts. Le disque est juste un moyen de se faire connaître, mais justement, avec les zinternets, tout ça change. On peut se faire connaître sans même faire de disques. C'est balot ça. Enfin balot pour ceux qui veulent à tout prix que la galette de 12 cm soit l'unique produit d'appel d'un artiste, parce qu'ils ne savent profiter économiquement des artistes que par cette voie.. Et puis même en augmentant de 20% la vente des disques de ces créateurs (en filtrant tous les accès à des réseaux de partage par exemple), le revenu généré pour la majorité des artistes serait négligeable. Ils n'en vendent pas assez de toute manière : ce sont les "hits" commerciaux qui génèrent du chiffre dans l'industrie du disque.

Comment la musique est découverte par le public ?

C'est encore pire côté médias qu'il y a 30 ans : il ne faut pas trop compter sur les radios ou les télévisions pour aider à découvrir des artistes. Il n'y a d'ailleurs plus d'émission musicale télévisuelle, alors qu'ils en existaient dans les années 80 et une partie d'entre elles présentaient des nouveaux groupes inconnus du public. On pense aux Rita Mitsouko chez Dechavane en plein après-midi…Alors comment découvre-ton des nouveaux artistes, des nouvelles musiques ? Et bien il y a 30 ans on se refilait des cassettes copiées de disques vinyle, on allait à des concerts.

Et aujourd'hui ? Et bien la même chose ou presque : concerts et les zinternets. On se refile des MP3, on récupère des morceaux via les réseaux peer-to-peer. Si ça ne nous plaît pas, on jette, si c'est bien, on garde. Et comme il y a 30 ans, si c'est moyen, on conserve tel quel (écoute procrastinée, 30 ans avant : cassette sans boitier éclatée dans un coin de bureau ou de table de chevet), si c'est très bon, on se précipite au prochain concert, et on finit par acheter des albums. Parce qu'on aime ce que font ces mecs là. Et qu'on ne va pas garder ça sur un disque dur dans un fatras de fichiers avec des trucs zarbis ou à moitié nuls. Et la musique circule. Toute la musique, pas que celle de l'industrie qui pré-formate ce qu'on doit écouter. Si on n'achète pas d'albums, en général, c'est qu'on n'a pas les moyens. Et sans les zinternet, on écouterait rien. Enfin si, les daubes industrielles de la radio uniquement. Et puis si on peut écouter plein de musiques en peer-to-peer, le jour où on a un peu plus de fric, qu'on est plus vieux aussi, on se fait une discothèque. En soirée, ça jette plus de regarder les CD avec les pochettes et les paroles et de se les passer à l'apéro plutôt que 3000 fichiers MP3 au fond d'un portable (vécu de l'auteur, ndlr).

Mais les petits labels, hein, les petits labels ?

Soyons bien clair : pensez-vous qu'essayer de vendre des chevaux comme moyen de locomotion est une bonne idée dans une société du pétrole et de la bagnole reine ? Bon, essayer de gagner sa vie en ne faisant qu'enregistrer et vendre des disques (en étant un petit label) est à peu près aussi loufoque aujourd'hui que vendre des chevaux pour remplacer les voitures au XXIème siècle et tenter de concurrencer Peugeot ou Nissan. Les Majors les écrasent les petits labels, et ça, avec ou sans peer-to-peer, leurs difficultés sont anciennes aux petit labels. Ce qui ne veut pas dire que les petits labels n'ont pas de vocation : ils doivent organiser des concerts, faire circuler la musique de ceux qu'ils produisent et retirer autrement que par la seul vente de disques le fruit de leur travail. En étant payé aussi par les ventes de billets de concert, par exemple ?

Le disque a plus de 100 ans, et pas grand chose n'a changé si on y regarde bien. Le cinéma a beaucoup plus évolué que le disque en comparaison. Le cinéma se porte à merveille, malgré le peer-to-peer et les mégachiottes de streaming plein de pub pourries. Bizarre non ? Un disque, c'est un morceau de plastique. Les studios seraient bien inspirés de passer à autre chose que tenter d'imposer un objet qui est strictement le même (pour parler du CD) qu'en 1982…

Mais pourtant, copier de la musique, c'est du vol, non ?

Ah, ah, ah, cette idée du vol est décidément trop drôle pour ne pas s'y arrêter un instant. Si je m'empare d'un objet qui appartient à quelqu'un, c'est du vol. Un briquet, une voiture, de la nourriture. Mais la culture n'est pas un objet qui appartient à quelqu'un. Le créateur de culture, appelons-le l'artiste, quelle est sa nécessité ? Celle de faire partager ses créations, et  quitte à faire, au plus grand nombre. Pourquoi ? Parce que lui-même a bénéficié du partage de culture en étant un membre du plus grand nombre qui a pu entendre, voir des œuvres d'autres artistes. Sans cet échange, l'artiste n'aurait aucune base artistique, il ne pourrait pas créer à partir d'un art limité dans le temps ou l'espace. Un artiste est donc aussi un pilleur : il s'inspire, copie parfois, modèle, assimile d'autres créations. Il ne crée pas ex-nihilo.

Si on interdit le partage de fichiers et qu'on oblige à des solutions payantes, il se passe quoi ?

Si demain l'interdiction d'échanger des œuvres artistiques devient réelle et concrète, que seules les solutions payantes existent, les créations mises en avant sur le réseau seront celles des industries du disque et seront donc quasiment les seules à être écoutées. Ce qui signifie que la liberté ancestrale du plaisir d'échanger de la culture, que ce soit entre artistes ou entre passionnés sera conditionnée par l'argent. Sera morte. Ce qui signifie aussi que la découverte de nouvelles œuvres peu ou pas commerciales sera quasi impossible. Ce qui appauvrira la capacité de création artistique des artistes. Appauvrissement qui nous mènera invariablement à une mécanique pour le coup totalement industrielle, exactement comme dans l'agro-alimentaire, celle du choix d'acheter de la merde ou…de la merde. Parce que ne nous voilons pas la face, la liberté est au centre du sujet. Le nombre de groupes qui ont pu voir leur musique circuler entre des millions d'oreilles grâce au peer-to-peer est colossal : sans cet échange gratuit entre auditeurs, comment serait aujourd'hui leur renommée, à quelle hauteur serait leur auditoire, à ces groupes ?

Les réflexions des Labs Hadopi sont exactement celles que pourraient tenir en 1950 des types de la Sacem : "Bon, alors comment on va faire les gars pour empêcher que les gens ne tendent l'oreille et écoutent la musique des postes que certains amènent sur la plage pour faire la fête ? Parce que bon, ça va plus du tout là, oh, ils payent pas, là,  les 15 mecs qui sont autour du poste, et nous, comment qu'on la récupère la taxe sur la diffusion de la musique, hein ? J'ai une idée chef ! Ce qu'on devrait faire, c'est contrôler et filer des PV à ceux qui écoutent et n'ont pas acheté le poste ou payé la redevance. Ouais, bonne idée. Mais si ils écoutent Johnny et qu'on les verbalise parce qu'ils écoutent Johnny pour que Johnny touche sa part de diffusion Sacem, ils vont pas se mettre à détester Johnny et arrêter d'aller écouter Johnny, d'acheter des disques de Johnny ? Ah ouais…c'est vrai…j'y avais pas pensé chef."

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