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par Jet Lambda

Grand concours pour exclure du fichier ADN les militants les plus méritants

Le refus de "prélèvement biologique" est né en 2003 dans la loi sur la sécurité intérieure. Il se matérialise aujourd'hui dans l'article 706-56 du Code de procédure pénale (CPP), qui encadre les conditions dans lesquelles un individu doit accepter — même en garde à vue en tant que simple prévenu, et donc présumé innocent — de se prêter à un prélèvement de salive, afin que son profil génétique rejoigne le fichier central conçu à cet effet (FNAEG).

Le refus de "prélèvement biologique" est né en 2003 dans la loi sur la sécurité intérieure. Il se matérialise aujourd'hui dans l'article 706-56 du Code de procédure pénale (CPP), qui encadre les conditions dans lesquelles un individu doit accepter — même en garde à vue en tant que simple prévenu, et donc présumé innocent — de se prêter à un prélèvement de salive, afin que son profil génétique rejoigne le fichier central conçu à cet effet (FNAEG).

Il est particulièrement ubuesque que la consigne donnée aux policiers est de rappeler au prévenu qu'il peut refuser ce prélèvement; pour aussitôt ajouter que ce refus est un délit (puni au moins de 1 an et de 15.000€). Dans un contexte de contestation sociale et politique, le prélèvement ADN est devenue une arme symbolique pour le pouvoir — soumettre le justiciable, après une simple interpellation, à une procédure humiliante et indélébile; du même coup, l'acte de refus de se prêter à ce petit jeu est également devenu une marque de résistance symbolique aux multiples outrages policiers.

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[Photos d'une manif contre le fichier ADN, Nantes, novembre 2013]

Les premiers "militants" à avoir usé de ce refus, et à l'avoir mis en avant dans leurs systèmes de défense, sont les "faucheurs volontaires" au début des années 2000. Le but n'était pas tant de détruire des plants d'OGM mais de le faire savoir; de la même manière, refuser le prélèvement de son ADN — sorte de viol institutionnel —, dans le cadre de la même procédure policière, se devait lui aussi d'être un acte revendiqué et médiatisé, afin d'assoir leur démarche de désobéissance civile — revendiquer l'illégalisme pour démontrer la monstruosité de la même loi.

Comme ça faisait un peu désordre, le législateur a changé la loi: la destruction de plants ne fait plus partie des délits pour lesquels un prélèvement d'ADN peut être réclamé.

En revanche, pour tout un tas de délits mineurs, rien n'a changé. La moindre violence présumée, ou le simple "outrage" envers un policier, conduit au même résultat. N'importe quelle personne arrêtée lors d'actions revendicatives y sera soumis. Il aura aussi tout intérêt à revendiquer son refus du fichier génétique dans sa ligne de défense. Surtout que parfois, la procédure est tellement inique qu'elle paraît injuste, et injustifiée: certains prévenus, pourtant relaxés pour les faits qui les ont amenés à être interpellés, sont toujours poursuivis pour refus ADN, et peuvent même être condamnées pour cela, indépendamment de l'affaire initiale. Effroyablement kafkaïen.

Mais progressivement, le débat autour du fichage policier prend des tournures inquiétantes. C'est à celui qui saura montrer qu'il a acquis une légitimité particulière à refuser le fichier, un peu comme dans la pub de L'Oréal, mais à l'envers: "because i'm not worth it" (désolé ça en jette plus en anglais).

Dernièrement, la section CGT du Rhône s'est illustré dans ce petit concours national. Dans l'affaire dite des "Cinq de Roanne" (ci-contre), des militants de la CGT étaient en procès suite à une manif en 2010 (pour de simples tags sur les murs d'une sous-préfecture…). Mais ce n'est pas à cette occasion qu'on leur a réclamé leur ADN. Selon le récit fidèle qu'en a fait l'Humanité, ils ont d'abord été condamné à 2000€ d'amende pour les tags, mais "dispensés de peine" en appel… Au final, ils sont donc reconnus coupables, et leur forfait inscrit au casier judiciaire. C'est à l'issue de cette condamnation — est non en tant que prévenu — que le parquet de Lyon a lancé des réquisitions pour obtenir leur ADN. Ils le refusent ensemble en avril 2013. Et deux d'entre-eux sont mis en garde à vue pour les enjoindre à cracher au bassinet. Refus réitéré… Et enfin, le parquet les poursuit pour ce seul motif. Le procès a eu lieu le 5 novembre; la décision est tombée le 17 décembre: relaxe. Après quelques jours d'hésitation, le parquet a fait appel, le 31 décembre.

Dans cette affaire, le plus pitoyable n'est pas la position de l'institution judiciaire. Qui ne fait que jouer son rôle. C'est plutôt la réaction de la CGT — et, du même coup, de l'Humanité et du Parti communiste. L'Huma en fait des caisses et parle d'«acharnement» ciblant les pauvres militants CGT. Le syndicat, après la relaxe, sortait les violons : "Ce n’est pas une simple relaxe qui vient d’être prononcée, c’est la condamnation sans appel de l’acharnement politique et judiciaire contre les militants CGT qui agissent dans le cadre de leur mandat syndical pour défendre l’intérêt général des salariés". Mais quand le parquet fait appel, il ressort la faucille:

Cette vindicte est la suite logique de la volonté de l’actuel gouvernement de surseoir à tout examen du projet de loi d’amnistie des délits syndicaux depuis février 2013 ! Nous ne pouvons accepter cette situation de déni, ni l’expression de cet acharnement judiciaire à l’encontre de militants qui luttent pour leurs idées.

Le patron du PC,  Pierre Laurent, s'engouffre dans la brèche pour réclamer, accrochez-vous bien, "le vote d'une loi supprimant le fichage pour activités syndicales et amnistiant les syndicalistes déjà condamnés".

Une loi spéciale pour supprimer le fichage systématique des syndicalistes?

Et pourquoi pas une loi spéciale pour exempter de fichiers les syndicalistes CGT?

Cette attitude ne relève pas seulement d'un corporatisme borné et stupide. Il crée des divisions au sein même de ceux qui devraient rester soudés.

Je pense en effet qu'il est difficile d'être contre le fichage "dans certains cas", pour "certaines personnes" et dans "certaines conditions". Le FNAEG est régulièrement présenté comme un fichier dangereux parce qu'il a été détourné de son rôle d'origine, à savoir suivre à la trace les auteurs d'infractions sexuelles. On a oublié qu'il est aussi devenu, comme le STIC, un fichier de "suspects": entre 60% et 75% des profils enregistrés ne concernent que des personnes en attente de jugement — et certains ne seront jamais jugés, mais resteront fichés pendant 25 ans.

Mais allons plus loin: le principe du casier, le "sommier" disait-on dans le temps, est à lui seul une incongruité juridique; il doit être combattu en tant que tel, pour les délinquants sexuels comme pour les syndicalistes; pour les présumés innocents comme pour les condamnés (qui, eux, resteront dans le FNAEG pendant 40 ans). La sanction pénale ultime, la privation de liberté, est une punition déjà assez déstructurante — or elle devrait être "réparatrice". Alors personne ne peut "mériter" d'être, en plus, soumis à une transparence obligatoire de sa vie. C'est l'outil asservissant, l'enclume panoptique qu'il faut dénoncer et détruire. Si l'on commence à trier les individus qui "méritent" d'y figurer ou pas, on fait le jeu du pouvoir, ce même pouvoir qui créera d'autres catégories de fichiers pour mieux cibler d'autres catégories de population.

Le fichier est une saloperie, pour tout le monde. Et chercher à en exempter certains et pas d'autres, sur la foi de comportement sociaux, de déterminismes soi-disant "légaux" — quand on voit comment est votée, ou abrogée, la loi — c'est aussi une saloperie.


Certaines images sont tirées de la brochure "Du sang, de la chique et du mollard ! Sur l’ADN"._ PS - J'ai réalisé il y a trois ans un travail de cartographie des principaux registres, casiers et répertoires informatisés français pour l’excellente revue Z (numéro 5, automne 2011) — cf La République des fiches, paru ici même. La voilà en petit format — attention, plein pot ça envahit l'écran:_

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