Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Entretien
par Yovan Menkevick

Frédéric Bardeau : "l'hacktivisme doit changer de posture"

Frédéric Bardeau s'est fait connaître du grand public après la parution fin 2011 de son bouquin-enquête "Anonymous, peuvent-ils changer le monde ?", co-écrit avec Nicolas Danet. Bardeau est un entrepreneur du web, co-fondateur de l'agence Limite, pure-player spécialisé en communication, mais n'est pas pour autant un "cyber-béat".

Frédéric Bardeau s'est fait connaître du grand public après la parution fin 2011 de son bouquin-enquête "Anonymous, peuvent-ils changer le monde ?", co-écrit avec Nicolas Danet. Bardeau est un entrepreneur du web, co-fondateur de l'agence Limite, pure-player spécialisé en communication, mais n'est pas pour autant un "cyber-béat".

Son activité de conseil en stratégie digitale l'oblige à observer le net avec le plus de recul possible : l'évolution du réseau, ses ornières ou ses avancées, ceux qui défendent sa neutralité ou veulent le réguler, les groupes de cyber-activistes qui s'y font connaître, etc.

Nous nous sommes rencontrés lors d'une conférence sur la neutralité du net et l'hacktivisme, où votre serviteur, pour Reflets, et Jérémie Zimmerman pour La Quadrature du Net étaient eux aussi invités. Nous avons depuis lors gardé contact.

Frédéric Bardeau commençait à fulminer depuis un certain temps lorsque nous échangions sur l'évolution de l'hacktivime, les problématiques de dispersion des "voix" de la défense de la neutralité du net, de l'essor un peu bizarre des mouvement de hacking…

En cinq questions-réponses, Bardeau donne son analyse sur ces sujets. Pas certain que tout le monde soit d'accord ou apprécie les constats qu'il effectue, les solutions qu'il préconise… Mais Reflets n'est pas un média "cyber-béat" qui refuse l'échange ou les questionnements, même les plus dérangeants.

Le débat qui s'en suivra devrait, à coup sûr, être intéressant : si la décence des commentaires l'emporte sur l'énervement pur ou la critique à l'emporte-pièces, il y a matière à faire bouger les lignes…et avancer sur ces sujets de grande importance…

Yovan Menkevick : Est-ce une bonne chose que la défense de la neutralité du net, la lutte contre l'espionnage du réseau soient devenues aussi populaires, qu'il y ait de plus en plus d'internautes qui en parlent et s'en revendiquent ?** Frédéric Bardeau :** C'est une très bonne chose sur le fond. Ca "empower" un peu les gens en les sortant du voile de la technique et en montrant les enjeux politiques qui sont cachés derrière des problèmes soi disant technologiques. Internet est politique par essence... décentralisé, horizontal, réticulaire, neutre, ouvert, libre... c'est toujours bon de le rappeler. Et plus le grand public entend parler de ces problématiques, mieux c'est, surtout si ça reboucle avec des informations supplémentaires montrant l'excellence française dans le domaine de l'espionnage, de la chasse électronique des dissidents et de la collusion avec des régimes autocratiques...

En revanche, ce qui me gêne parfois, c'est que ça ne va pas jusqu'au bout sur 2 niveaux qui sont malheureusement contradictoires et intrinséquement liés. D'une part les "grands médias" ne reprennent pas assez les informations sorties par Reflets, et d'autres médias en pointe sur ces sujets ou les organisations qui travaillent sur ces questions comme la Quadrature du Net, et donc je pense que ces thématiques ne sont pas encore populaires au sens où elles ne peuplent pas les discussions des "vraies gens" dans les cafés, ni dans les cours d'école... Mais d'autre part je pense que c'est principalement à cause de ceux qui portent ces messages qu'ils ne sont pas grand public, qu'ils ne le deviennent pas et que malheureusement ils ne sont pas prêts de devenir grand public : car ils restent cantonnés à leur petit microcosme de geeks et d'hacktivistes, que tout cela manque un peu d'humilité et de culture politique et enfin qu'ils ne sont pas des professionnels de la communication... comme moi je le suis ! #lol

Ces constats autour du microcosme qui a du mal à évoluer au delà de la culture geek/hacker tout en voulant se mêler de problèmes de société, de politique, le manque d'humilité et de culture politique amènent à se questionner sur l'essoufflement possible de certaines luttes, ou leur confidentialité. Mais que faudrait-il faire, selon toi, pour que l'hacktivisme trouve l'écho qu'il mérite, que la société entende de façon plus massive les problèmes très importants soulevés par celui-ci ?** F.B :** L'hacktivisme n'a pas d'autre choix que de changer de posture et de s'aligner sur les modèles récents qui ont, eux, démontré leur succès d'ailleurs complémentaire : Anonymous et Wikileaks d'une part, et les indignés et Occupy de l'autre. Assange et la bannière constituée par Anonymous, les mouvements Occupy et Indignés via Internet et parfois avec l'aide d'Anonymous et des hackers, ont eux réellement réussi à prouver leur puissance à transformer le paysage politique et médiatique au niveau international, à réellement changer les choses. Parce qu'ils ont touché le grand public et les médias mainstream, parce qu'ils ont créé de nouvelles conditions de possibilités : plus rien ne sera comme avant.

Mais qu'en est il du reste du "mouvement hacktiviste", qu'il s'agisse des associations, clusters et autres partis pirates compris : quel bilan objectif ?** F.B :** Face aux enjeux actuels, qu'ils soient politiques, économiques, sociaux et environnementaux, je pense que les hackers peuvent occuper une place déterminante, une place qui dépasse de loin l'univers des geeks et d'Internet. Mais cela exige de penser un peu plus aux résultats tangibles, aux alliances et à des actions coordonnées et réfléchies. Les Fablab sont le rêve éveillé de Marx et permettent enfin la ré-appopriation des moyens de production : arrêtons donc de les "boboïser" par imprimante 3D interposées et faisons-en un instrument populaire de reprise en main des objets face à l'industrie et à l'obsolescence programmée. Pareil pour les hackerspaces : les drones et le fromage de chèvre c'est bien, mais quid des problèmes concrets qu'ils résolvent véritablement, quid des moins "trippant" mais terriblement plus impérieux besoins des personnes qui sont "déconnectées" ou victimes de la vraie fracture numérique (celle de la compétence qui restreint l'usage, relire Granjon...).

Les ONG et les syndicats ont besoin de nouveaux moyens de défendre les droits humains et pas seulement sur Internet. Les salariés de PSA et de toutes les autres entreprises frappées par les plans sociaux, les SDF, les Roms, les migrants, les diasporas, les prostituées, les drogués, les malades, les exclus, les "quartiers populaires" et autres banlieues : que font les hackers pour eux concrètement ?

"On s'en fout" ou "je fais ça pour moi, pas pour les autres", c'est ce qu'on entend souvent face à ces questionnements : qu'est ce que tu en penses ?** F.B :** Je trouve ça dommage, car avoir des compétences, s'en vanter mais mal les utiliser ou ne pas les utiliser là où elles sont cruellement nécessaires, c'est une forme de lâcheté narcissique. Les premiers hackers ont créé Internet, des lieux ouverts (The Source, le WELL...), des logiciels (GNU, Linux, Mozilla...), des entreprises (Apple...), des magazines (Wired), des ONG (l'EFF)... il faudra s'interroger sur le bilan réel de l'hacktivisme des années post-2000, et le faire sans concession et sans complaisance. Les clés sont pourtant là devant nous : - démocratiser et stopper l'élitisme méritocratique snob de la lutte des classes numériques dont certains hackers constituent l'avant garde éclairée mais peu enclin à s'abaisser aux pauvres hères que nous sommes nous les utilisateurs de Mac, de Facebook, d'iPhone, de Skype - vouloir réellement toucher le grand public et les décideurs politiques et non se gargariser au sein du microcosme des geeks à dire que "personne ne comprend rien sauf nous" et arrêter un peu de "se la raconter" pour quelques victoires partielles et symboliques qui ne changent rien au fond et aux vagues structurelles qui montent et attaquent les libertés partout dans le monde - transférer réellement les savoir-faire à des acteurs structurés de la société civile (ONG, syndicats, partis politiques) et aux organisations publiques (Etat, services publics, collectivités locales) au lieu de dire "nous expérimentons en nous amusant, à eux de déployer". Et non, un wiki ne suffit pas pour rendre appropriable, et le RTFM est une fin de non recevoir un peu facile

Quel beau programme non ? Ca mérite juste un peu de courage et de responsabilité, certains en manquent et préfèrent les égotrips, la démocratie nord coréenne du vous avez le droit au chapitre mais c'est moi qui décide, l'anarchisme cyberpunk sans sa vision sociale et politique, la paranoïa conspirationniste ou le lulz... Voilà les maladies de l'hacktivisme...

A partir des constats que tu établis, et tes propositions au sujet des maladies de l'hacktivisme, on se demande quand même si il est possible ou souhaitable que des acteurs de la société civile ou des organisations publiques s'emparent des savoirs issus du hacking : celui-ci pourrait y perdre son âme, non ? Comment des hackers/hacktivistes peuvent-ils s'allier aux pouvoirs publics, aux structures officielles de la société civile ? Tu peux développer ?** F.B :** Ce qui manque à l'hacktivisme c'est une coalition, une coordination, une méta-structure qui permettrait de dépasser les égos et les "orgas" pour parler d'une voix plus puissante, plus représentative, dans le domaine de la solidarité internationale (Coordination Sud) ou de l'écologique (Alliance pour la planète) ou enfin pour faire pression sur des choses précises (contrôle de armes, mines anti-personnelles...) ça a donné d'excellent résultats... Et en plus ça apprend le consensus, la négociation, ça oblige les égos à se taire... Ce qui serait pas du luxe pour peser plus et parler différemment, comme un syndicat interprofessionnel, pour mener des campagnes transversales, grand public...

Le datalove me paraît une gigantesque fumisterie car là encore cela refuse toute politique, toute polarisation : les datas ne sont pas neutres, elles ne peuvent pas être libérées en soi sans penser aux conséquences. Derrière ce vocable pseudo-hippie il n'y rien de construit, rien d'autre qu'un cri de ralliement pour bobos ou irresponsables : libérons les données privées aussi, libérons les données stratégiques et les lieux des infrastructures SCADA, libérons... Il est interdit d'interdire la libération des données ?

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