Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Fabrice Epelboin

Deep Packet Inspection et démocratie : c'est l'un ou l'autre

Pour préserver le coté chic des plages de Long Island, là où les millionnaires New Yorkais se doivent d’avoir une résidence secondaire, Robert Moses, l’architecte en chef des viaducs pour l’aménagement du territoire américain, avait une solution simple : les véhicules dépassant une certaine hauteur ne pouvaient les franchir.

Pour préserver le coté chic des plages de Long Island, là où les millionnaires New Yorkais se doivent d’avoir une résidence secondaire, Robert Moses, l’architecte en chef des viaducs pour l’aménagement du territoire américain, avait une solution simple : les véhicules dépassant une certaine hauteur ne pouvaient les franchir. Grace à cet astucieuse trouvaille, seuls les véhicules particuliers étaient en mesure d’accéder à Long Island, les bus, eux, ne pouvaient traverser le viaduc menant à ses superbes plages, et par la même occasion les pauvres, qui à l’époque n’avaient pas encore accès aux transports individuels.

Cette anecdote résume bien la façon dont des choix architecturaux peuvent avoir un impact social fort. Il en est de même concernant les choix d’architecture du réseau internet, et c’est un enjeux essentiel pour le monde du XXIe siècle.

 

Les technologies de Deep Packet Inspection marquent une étape dans l’histoire du contrôle social et il est indispensable de questionner la façon dont elle sont susceptibles de façonner le social à travers le réseau.

En facilitant la construction d’un internet à plusieurs vitesses, le Deep Packet Inspection permet, tout comme le viaduc de Long Island, d’orienter certaines informations sur une voie rapide et d’autres sur une petite route de campagne, en rendant leur accès plus difficile, sans pour autant user de la censure. Une page plus lente à charger recevra nettement moins de visiteurs, et son référencement sur Google en pâtira grandement, il existe à ce jour des centaines d’études pour confirmer cela. Sans visibilité sur les moteurs de recherche, et décourageant de nombreux visiteurs par une vitesse d'affichage digne d'un vieux modem des années 90, c'est tout un ensemble de contenus qui pourraient - d'un coup d'un seul - disparaitre, ou presque, de l'internet.

Le Deep Packet Inspection offre donc aux démocraties une alternative à la censure. Une alternative qui consiste à brider la diffusion des informations qu’un gouvernement jugera néfaste à son autorité, et ce en conformité avec les lois (inexistantes) qui s’appliquent à ce type de technologies, c'est à dire dans la plus parfaite opacité.

C’est une violation manifeste à la Net Neutralité, mais comme certain l’auront noté, cela ne touche en rien à un éventuel ‘internet ouvert’, terme revendiqué comme préférable à la neutralité du net par beaucoup de grands opérateurs internet.

Jusqu’ici, la vitesse à laquelle se chargait une page dépendait de la qualité de l'hébergement et de la qualité de la connexion internet de son lecteur. Demain, cette vitesse pourrait également dépendre de la décision d’une quelconque autorité de contrôle ou d'un fournisseur d'accès à internet. C’est à la fois une aubaine pour les grands acteurs des contenus, les mass média qui ont eu tant de mal à se faire au monde internet, pour les fournisseurs d'accès, à la recherche de nouvelles sources de profits, et pour les gouvernements qui voient de plus en plus proliférer sur internet des contenus qui remettent gravement en question leur légitimité, ce blog en étant une illustration en soi.

Jusqu’ici on distinguait deux types d’action tendancieuses sur les contenus internet : la surveillance et la censure. La surveillance regarde ce qui passe par les tuyaux, la censure bloque certains contenus. Le DPI brouille le jeu car il permet de surveiller et d’interagir avec les contenus qui transitent sur les tuyaux. La frontière entre surveillance et censure disparait et ouvre une toute nouvelle possibilité aux gouvernements : le contrôle social par l’accès aux contenus.

En réalité, il n’y a rien de bien nouveau, les gouvernements, de tout temps et particulièrement depuis l’arrivée des mass media, opèrent un tel contrôle, plus ou moins strict selon les régimes, sur les contenus diffusés par les mass media. Mais jusqu’ici internet était à l’abri. Plus maintenant.

Cette forme de contrôle promise par le DPI est pernicieuse car quasiment indécelable, et son encadrement juridique est pour ainsi dire inexistant. Il n’existe ni autorité de contrôle, ni arsenal législatif pour l’encadrer, et les députés, en France, qui comprennent de tels enjeux se comptent sur les doigts de la main. Pire, qu’ils soient de droite ou de gauche, tous sont aujourd’hui dans un courant minoritaire au sein de leur propre parti pour ce qui est de leurs positions pour les libertés numériques.

It is inevitable, Mister Anderson

Il y a en réalité peu d’espoir à ce que nous évitions de tels abus, en France comme ailleurs. Les enjeux financiers et les possibilités marketing offertes par le DPI sont tels qu’il sera imposé aux populations, quel que soit la résistance que lui opposent les journalistes et les bloggeurs les plus en pointe sur le sujet, et la presse généraliste a montré, à l’époque de la bataille d’Hadopi, qu’elle mettait trop de temps à s’emparer de tels sujets pour peser dans la balance. Elle a du mal, par ailleurs, a saisir les détails techniques et la dimension démocratique des enjeux relatifs aux DPI. Qui plus est, elle a tout intérêt à l’installation de telles technologies qui lui redonneraient un avantage stratégique sur la masse de contenus qui lui font concurrence aujourd’hui sur le réseau.

Bref, la seule chose que l’on puisse faire aujourd’hui, c’est de sensibiliser le plus grand nombre de personne à cet enjeux fondamental pour la démocratie de demain. Le contrôle des flux d’informations de façon très fine n’est plus un fantasme, c’est la prochaine étape promise aux gouvernants par le Deep Packet Inspection. Bienvenue en 1984.

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