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par Antoine Champagne - kitetoa

De quel terrorisme jihadiste nous ont parlé les députés et le gouvernement ?

A la lumière du cafouillage impliquant trois djihadistes supposés à leur retour en France, la question mérite d’être posée : à quoi sert une loi dont la mesure phare consiste à retirer le passeport aux apprentis terroristes si le système qui permet de les repérer dans les aéroports ne fonctionne que de manière aléatoire ? Et pourtant… La situation est, parait-il, grave. Très grave. Nous sommes en guerre, l'ennemi est à nos portes, il était temps d'agir sérieusement.

A la lumière du cafouillage impliquant trois djihadistes supposés à leur retour en France, la question mérite d’être posée : à quoi sert une loi dont la mesure phare consiste à retirer le passeport aux apprentis terroristes si le système qui permet de les repérer dans les aéroports ne fonctionne que de manière aléatoire ?

Et pourtant… La situation est, parait-il, grave. Très grave. Nous sommes en guerre, l'ennemi est à nos portes, il était temps d'agir sérieusement. C'est tout du moins l'impression que donnent les débats lors du vote de la loi renforçant l'arsenal juridique contre le terrorisme. Gouvernement, députés, tous unis pour affirmer que "nous sommes en guerre" et qu'il faut agir pour se protéger. Pourtant, les chiffres sont têtus. Le terrorisme de l'auto-proclamé Etat Islamiste n'est pas une réalité en France.

Quelques rares exceptions (Isabelle Attard, Christian Paul, Lionel Tardy, Laure de la Raudière) sont venues troubler un consensus presque parfait, de gauche à droite de l'hémicycle. Il fallait une loi renforçant les moyens de lutte contre le terrorisme. Non pas que l'arsenal existant soit inopérant. Il s'agissait de fournir à notre pays les moyens de répondre à une guerre qui lui a été déclarée. Pas moins. Les Français n'ont peut-être pas remarqué, mais leur pays est en état de guerre. Nos ennemis sont à nos portes, si ce n'est déjà à l'intérieur même du pays, prêts à perpétrer des actes terroristes sanglants. Les députés ont été très clairs sur ce point lors des débats sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme : "nous sommes en guerre", ont-ils martelé sans relâche. Certains justifiant l'idée de lois d'exception, liberticides, pourquoi pas, par ces circonstances exceptionnelles. A croire que le nombre d'attentats à venir est massif. Pourtant, si l'on prend le temps de lire le rapport d'Eurpol sur les actes terroristes en Europe en 2013, le terrorisme inspiré par les djihadistes de l'Etat Islamique ou d'une autre organisation du même acabit, n'existe tout simplement pas dans l'Union européenne.

En 2013, quelque 152 attaques ont été recensées. La France, la Grande-Bretagne et l'Espagne sont les pays les plus touchés. Notre pays comptant 63 actes terroristes.

A lire ces chiffres, l'empressement du gouvernement à renforcer les textes peut sembler justifié. Pourtant, sur les 63 attaques, 58 sont le fait d'autonomistes, 5 sont non revendiquées. En outre, Europol précise que dans l'Union Européenne, en 2013, aucune "attaque terroriste n'a été explicitement classée comme étant inspirée par un motif religieux".

A l'inverse des arrestations...

Selon Interpol, "Quatorze Etats de l'Union ont arrêté 535 personnes pour des délits liés au terrorisme". La France arrive en tête du peloton avec 225 arrestations. Si les actes motivés par des revendications séparatistes ont été les plus nombreux, seules 77 interpellations ont concerné ce domaine tandis que 143 ont concerné des personnes dont on pouvait soupçonner qu'elles étaient motivées par des motifs religieux.

Le nombre d'individus faisant l'objet de procédures judiciaires engagées pour un motif lié au terrorisme (datant donc des années précédentes) est en baisse dans les 15 pays qui ont remonté ces statistiques. Il passe à 313 en 2014 contre 400 en 2012 et 316 en 2011. Sur les 49 condamnations en France en 2013, 29 étaient liées à des actions séparatistes et 20 à des actes motivés par la religion.

Tous ces chiffres n'ont pas empêché les députés de rivaliser dans la surenchère verbale. Eric Ciotti expliquait par exemple pendant les débats à l'Assemblée nationale que : "notre pays est en guerre. Notre pays est en guerre contre le terrorisme et contre l’expression qu’il revêt aujourd’hui : celle du fanatisme religieux et de l’extrémisme, celle qui arbore le visage de l’État islamique, portant à un degré jamais égalé dans l’Histoire contemporaine la menace qui pèse sur notre pays et sur nos libertés. Dans une interview publiée ce matin, le patron de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste a déclaré que la question n’était pas de savoir s’il y aurait demain un attentat en France, mais quand. Nous savons tous que le degré de risque est maximal".

Le député Alain Tourret explorait pour sa part une question de philosophie du droit assez classique : les ennemis de la démocratie utilisent la démocratie pour la détruire… Jusqu'à quel point la démocratie doit-elle se laisser faire ?

"Jusqu’où devrons-nous suspendre les libertés démocratiques ? Cette question est très importante. Je n’ai pas dit « supprimer », j’ai dit « suspendre » ! Nous avons su, dans notre histoire, suspendre à un moment donné les libertés démocratiques. Celles-ci, en effet, ne peuvent pas avoir le même contenu en temps de paix et en temps de guerre. Or la guerre nous a été déclarée.", assenait-il.

Pierre Lelouche faisait quant à lui vibrer la fibre nationale, façon Charles de Gaulle : "lorsque l’essentiel est en jeu, à savoir la défense de la nation et la protection de la sécurité des Français, nos différences de sensibilité politique, les affrontements politiciens n’ont plus leur place. Seule s’impose, comme ici même il y a un siècle, l’union sacrée de toute la représentation nationale, de tous les républicains, face à ce qu’il faut bien appeler une guerre."

Le député Jacques Myard engageait pour sa part le gouvernement à agir très vite pour éviter une "guerre civile". Pas moins.

Quant à Xavier Bertrand, ses accents guerriers se faisaient très précis : "Nous savons pertinemment qu’ils ne s’arrêteront pas, alors il faut les arrêter. Nous savons pertinemment qu’ils veulent nous détruire, alors il faut les faire disparaître. C’est un langage guerrier, mais nous sommes en guerre, et nous ne devons pas faire preuve de faiblesse."

A quoi le ministre de l'Intérieur faisait écho avec cette phrase : "Face à cette menace nouvelle, face à ce danger pour l’intégrité de notre territoire, nous ne devons pas avoir la main qui tremble."

Du côté de la DGSI, l'ex DCRI, le propos est, hors micros, nettement plus mesuré. Par manque d'hommes, (impossible de surveiller tout le monde en temps réel), certains parviennent à partir. Si quelques-uns devaient revenir, il faut que ceux-ci puissent être interpelés ou surveillés de près. Et de préciser que la loi française, avant le vote du 18 septembre, permet de le faire, ce qui n'est pas le cas partout en Europe. Bernard Cazeneuve a évoqué durant les débats à l'Assemblée le chiffre de 118 retours à ce stade.

Pour un fonctionnaire, l'embrigadement n'a rien de religieux. C'est un embrigadement sectaire comme n'importe quel autre. Donc très complexe à contrer. Et de citer des gens parfaitement éduqués qui finissent par se suicider pour répondre à l'appel de leur gourou.

Les discours guerriers et catastrophistes entendus à l’Assemblée visent surtout à « rassurer l’électorat » estime un député atterré.

Le contenu du projet de loi est d’ailleurs discutable. Les filières en place pour rejoindre les terrains de guerre s’adapteront à la problématique du retrait des papiers d’identité. En outre, chacun peut comprendre que la menace d’une confiscation du passeport au moment de partir faire la guerre n’est probablement pas la première préoccupation d’un apprenti djihadiste. Le blocage des sites faisant l’apologie du terrorisme est quant à lui un leurre. Il est on ne peut plus aisément contournable. Le gouvernement a brandi une menace inexistante sur notre territoire, selon Europol, et y a répondu par des mesures inefficaces.

Mais les réseaux sociaux... Là, ça fait peur, non ?

Le terme "cyber-djihad" a fait son apparition dans les débats politiques à l'Assemblée Nationale  à l'occasion du vote sur le projet de Loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, La Commission des Lois évoquait le rôle croissant d'Internet dans le "Djihad médiatique" organisé par les groupes comme l'autoproclamé Etat Islamique. Plusieurs études sur la présence dans les réseaux sociaux des djihadistes ont été publiées et leurs résultats divergent. Celle de Recorded Future mérite que l'on s'y attarde.

Cette société fait l'objet d'un double investissement de 10 millions de dollars de la part de Google et de In-Q-Tel, le fonds d'investissements dans le secteur des nouvelles technologies de la CIA. Elle travaille par ailleurs avec Palantir Technologies. Elle-même également financée par In-Q-Tel. Le fond de commerce de ces deux sociétés est de "prédire" le futur en analysant du "big data". C'est à dire d'agglomérer des millions de données et d'en faire ressortir des liens invisibles pour un oeil humain. Les analystes des deux entreprises se chargeant ensuite de donner du sens à ce qu'ont produit les ordinateurs et les logiciels.

Selon Recorded Future depuis le 20 août dernier, c'est à dire après l'assassinat de James  Foley, quelque 27.000 comptes Twitter parlaient « favorablement » du groupe terroriste.

De ce total, il faudrait retirer le volume de "sympathisants" extérieurs au groupe terroriste. Il faudrait également tenir compte du fait que Twitter ferme régulièrement des comptes de prosélytes parce qu'ils font une apologie de la violence ou profèrent des menaces, ce qui va à l'encontre de sa charte d'utilisation.

Dans ces cas, précise Recorded Future, un compte au nom très proche est immédiatement créé puis promus par les autres comptes liés à l'organisation.

Le nombre de combattants étrangers ralliés à l'Etat Islamique est d'environ 9 000 sur un total estimé à 25 à 30 000. Le nombre de comptes "parlant favorablement" de l'Etat Islamiste évoqué par Recorded Future parait donc assez faible si l'on retranche les simple sympathisants éparpillés sur la planète. Recorded Future focalise d'ailleurs son étude sur six comptes qui sont les plus actifs.

D'autre part, comme le remarque la Commission des Lois, la propagande est particulièrement mise en avant par les groupes terroristes : "En 2007, Ayman Al Zawahiri, nouveau chef d’Al Qaïda depuis  la mort d’Oussama Ben Laden, déclarait que ceux qui mènent le Djihad  médiatique sont des soldats anonymes de la cause au même titre que ceux  qui combattent dans les zones de conflit et leur promettait, en  récompense, le paradis". L'on pourrait donc s'attendre à une présence plus massive sur un outil comme Twitter, particulièrement efficace -par sa nature même-  pour toucher un nombre croissant d'internautes.

Bien entendu, Twitter n'est pas le seul canal de communication utilisé par les membres de l'Etat Islamique ou d'autres groupes pour rallier des internautes à leur cause. On compte également Youtube, Tumblr, Scribd ou des sites comme Pastebin et JustPaste, remarque Recorded Future.

Pour ces derniers, le nombre de publications reste très faible. Outils privilégiés pour communiquer les adresses des vidéos de décapitation des otages, on ne compte que deux références à David Cawthorne Haines, un otage exécuté. Elles concernent sa déclaration mais ne contiennent pas de lien vers la vidéo. Quelque 2070 références à James Foley sont disponibles. La plupart ne contenant pas de lien vers la vidéo de l'exécution. Les publications sur ces sites qui en fournissent, pointent souvent vers des sites occidentaux. Une seule page concerne Hervé Gourdel (sur JustPaste.it) et ne contient pas la vidéo.

La cyber-guerre, ça fait des cyber-morts, tout comme le cyber-jihad, mais ça valait bien une loi de plus...

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