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Édito
par drapher

De l'indignation et de la propagande en 280 caractères

Twitter est un logiciel de microblogging mais n'est pas un "réseau social" (terme qui ne signifie pas grand chose si l'on y réfléchit bien) et il génère de nombreux comportements et émotions. L'indignation, menant à la dénonciation, est une composante principale de Twitter : dénonciation d'idées, de politiques, d'événements, d'actions, de personnes.

Twitter est un logiciel de microblogging mais n'est pas un "réseau social" (terme qui ne signifie pas grand chose si l'on y réfléchit bien) et il génère de nombreux comportements et émotions. L'indignation, menant à la dénonciation, est une composante principale de Twitter : dénonciation d'idées, de politiques, d'événements, d'actions, de personnes.

L'indignation est collective sur Twitter (sinon, elle disparaît dans le flux général) et devient donc rapidement "virale", relayée par des hashtags débutant par un # et résumant le motif de l'indignation ou de la dénonciation en un, deux ou trois mots collés les uns aux autres et censés donner le sens collectif du motif à microblogger dans l'indignation : #JeSuisCharlie signifiait que vous étiez… du côté des victimes de Charlie Hebdo. Certainement. Mais pas seulement. Si vous "étiez Charlie", vous étiez aussi "contre" la violence, le crime, le terrorisme, pour la liberté de le presse (et étrangement pour la laïcité, mais qui ne l'est pas ?), contre l'islamisme radical, contre Daesh, mais aussi "pour" certaines choses : pour l'humour de Charlie Hebdo, sa ligne éditoriale, et ses publications. Même les pires, ce qui inclue les plus racistes. Pas seulement islamophobes. Racistes aussi.

Ce hashtag #JeSuisCharlie est donc venu soulever — en plein cœur d'un drame national terroriste — à lui seul, une somme de questionnements très intéressants, bien qu'inquiétants, sur le pouvoir propagandiste de Twitter, cet « outil de l'indignation instantanée collective basé sur la réduction, la simplification et l'injonction conceptuelle et sémantique de sujets de société ». C'est par ce biais — un peu terrifiant si l'on se penche dessus un tant soit peu — qu'un nouveau modèle de propagande s'est créé et s'active désormais en permanence, modèle qui change radicalement la perception générale du monde, au point que les médias, la justice, le personnel politique réagissent, agissent en fonction des injonctions propagandistes des tendances Twitter. Tentative d'analyse…

La propagande : un message simple et fort

Le but de toute propagande est d'emporter l'adhésion du plus grand nombre d'individus dans un cadre collectif, le plus souvent à l'échelle d'au moins une nation. Cette adhésion la plus grande possible, a pour vocation finale d'orienter la pensée du plus grand nombre dans un sens précis qui permet, à celui ou ceux qui activent la propagande, d'agir dans le sens qui les avantage, les intéresse. Pour que les choses restent les mêmes, ou au contraire prennent une autre orientation, la propagande procède toujours de la même manière : un message simple, fort, qui frappe les esprits, qui peut être répété sans difficulté, et ne se discute pas ou très difficilement. Accuser un ennemi de tous les maux, de toutes les bassesses, sans nuances est un procédé propagandiste fréquent. D'autres plus subtils utilisent la science ou la technologie pour affirmer une supériorité nationale par exemple. Le principe au cœur de la propagande reste dans tous les cas de figure celui d'une forme binaire de la pensée, sans nuances et sans zones d'ombres. Tout l'inverse des sciences humaines.

Une bonne propagande permet donc de rejoindre une idée partagée par le plus grand nombre sans risques : tout est simple, clair et limpide. La confiance est partagée dans le slogan propagandiste que chacun peut répéter à d'autres pour les inviter à venir soutenir la cause, l'idée, le combat. Ainsi les Etats-Unis et l'URSS ont usé et abusé de slogans propagandistes durant des décennies de guerre froide de façons décomplexées : des affiches, avec des slogans, beaucoup. Une phrase simple. Un concept fort. Une adhésion facilitée par l'exagération dans la simplification d'un problème. Ce que propose très exactement le système de hashtags utilisés par la Twittospère.

Dénoncer en simplifiant et taper sur tout ce qui n'adhère pas intégralement

Une bonne propagande doit avant tout ne pas permettre le débat : vous êtes pour, ou vous êtes contre. Il n'y a aucune demi-mesure dans l'approche propagandiste. Ainsi, en 2001, Georges Walter Bush lançait sa campagne militaire en Afghanistan et en Irak (causant des centaines de milliers de morts et une désintégration sociale, politique économique de la région qui perdure aujourd'hui) avec un ou deux slogans très parlants : "L'axe du mal", "imposer la démocratie, par la force si nécessaire" et surtout, "si vous n'êtes pas avec nous, c'est que vous êtes contre nous". Ce dernier slogan est très intéressant à plusieurs titres, puisqu'il résume une forme très actuelle des polémique et campagnes propagandistes qui se déchaînent sur Twitter. Appartenir à un camp est devenu une nécessité, par force, aux vues de la réduction sémiologique des sujets.

Sur le harcèlement sexuel par exemple, avec le hashtag #BalanceTonPorc, récemment abordé dans les colonnes de Reflets, quel choix y-a-t-il pour le twitto ? Des femmes dénoncent des harcèlements, des attitudes masculines déplacées, humiliantes, dégradantes, de façon massive, au point que la presse s'empare du sujet, puis la ministre concernée. Retweeter ou mettre en favori les témoignages semble donc l'unique voie acceptable (ou un commentaire compatissant, de soutien), puisque toute personne qui ose discuter du sujet, que ce soit sur le fond du problème ou la forme choisie [le choix du hashtag #BalanceTonPorc devrait pouvoir se discuter de par ses connotations agressives et délatrices] est immédiatement voué à être assimilé aux agresseurs de femmes, complices des malveillances, ou encore taxée "d'idiot utile".

Penser est une faiblesse en propagande

Dans un monde normal, au sein d'une société démocratique avancée et éclairée, lorsqu'un problème survient, qu'il émerge par divers canaux, il est logique qu'il soit discuté par diverses composantes de la société. En général, au départ, par des intellectuels, des associatifs et des professionnels du domaine concerné. Avec des éléments d'analyse. Puis, en dernier ressort, par le politique. Ce fut le cas pour la pilule contraceptive, l'avortement, la peine de mort, et bien d'autres sujets de société qui ont été poussés et mis sur la table jusqu'à rencontrer une adhésion plus ou moins grande de la population, mais en tout cas jusqu'à être inscrits en terme de droit.

Ces sujets, ou "problèmes de société" n'ont pas été traités en quinze jours sous le flux incessant de campagnes propagandistes simplificatrices et binaires avec un seul mot d'ordre. Des débats ont eu lieu, des études, des discussions, échanges, manifestations (ou pas), mais en aucune mesure ces sujets n'ont été assénés de façon univoque en montant les différents acteurs de la société les uns contre les autres. Ce qu'il se passe aujourd'hui, avec l'approche propagandiste sur Twitter ou Facebook est une interdiction de penser. Ne pas vouloir intégralement adhérer à une "campagne d'indignation" est désormais une faiblesse. Penser un problème est devenu une faiblesse. Il n'y a plus de débat et de possibilité de réfléchir aux problèmes, il y a simplement des victimes et des bourreaux, des "pour" et des "contre" qui ne se parlent pas mais sont simplement en accord ou en désaccord.

Ce qui est dommage est que les problèmes dénoncés, comme celui du harcèlement sexuel, sont réels et devraient être débattus, pensés, pour tenter de trouver des solutions. Mais pour cela il faudrait qu'ils soient abordés par un autre canal que celui de la propagande en 280 caractères, basée sur une indignation sans nuances. Ce qui visiblement, n'est pas aujourd'hui possible dans le cadre du microblogging…

_ Épilogue provisoire _

Le sexisme, la chosification des femmes dans la publicité, dans les médias, ne sont pas abordés — pour l'heure — au sujet du harcèlement. Comme avec le terrorisme, ou n'importe quel autre problème de société, ce seront donc seulement des lois répressives qui vont venir s'ajouter à celles déjà existantes. Des lois qui ne changeront rien. Puisqu'en gros, les "porcs" ne sont que des déviants qui n'ont rien à voir avec le traitement réservé aux femmes dans la société, tout comme les attentats depuis 2015 n'ont rien à voir — bien entendu — avec les problèmes sociaux, économiques et d'intégration d'une partie de la jeunesse. Et bien sûr, discuter de l'état de la société et des rapports hommes-femmes dans un système basé entièrement sur la consommation, la sexualisation des rapports interpersonnels, la course à l'apparence, n'a pas plus de sens, pour réfléchir aux causes du terrorisme se revendiquant de Daesh, que de chercher à se questionner sur l'abandon républicain de certaines parties des territoires français et des populations qui y vivent depuis des décennies ?

La ministre qui veut faire "sa loi" sur le harcèlement est la même qui approuve la disparition des CHSCT actée par Macron avec ses ordonnances sur le travail. Les CHSCT, dans les entreprises, ces Comités d'hygiène de sécurité et de conditions du travail tenus par des salariés et qui permettaient — entre autres choses — de faire connaître et de combattre les harcèlements sexuels…

Déchaîner les passions par la propagande semble donc être devenu la règle. Tout comme régler ses comptes et pratiquer la catharsis en 280 caractères. La question qui peut se poser est la suivante : avec ces méthodes, si elles perdurent, sera-t-il possible à un moment, de pouvoir venir pleurer sur le manque de démocratie et le totalitarisme qui s'instaurent dans la société chaque jour un peu plus ? Parce que la propagande, le pouvoir politique aime ça. Et il n'y a rien de plus facile pour lui que de le récupérer pour en faire une arme. Contre la liberté en général. Mais ce concept de liberté est peut-être devenu un peu désuet. Trop compliqué.

#MortALaLibertéPlusDeSécurité

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