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par drapher

De la dystopie actuelle : par delà les apparences, avec Stiegler

  Réfléchir sa propre époque est une gageure, puisque l'histoire que nous tentons de comprendre est, par essence, en cours de construction. Pour autant, le présent n'étant que l'accumulation d'instants passés, il doit être possible de décrire avec suffisamment de recul — au delà des apparences et de l'illusion qu'il produit — sa réelle substance.

 

Réfléchir sa propre époque est une gageure, puisque l'histoire que nous tentons de comprendre est, par essence, en cours de construction. Pour autant, le présent n'étant que l'accumulation d'instants passés, il doit être possible de décrire avec suffisamment de recul — au delà des apparences et de l'illusion qu'il produit — sa réelle substance. Ainsi, des discours circulent sur la démocratie française qui ne serait plus véritablement une démocratie, ou bien encore décrivent —plus ou moins bien — la "crise globale" sensée nous avoir recouvert. Il semblerait, en réalité, que nous vivions surtout une dystopie mondiale basée sur un changement intérieur massif de l'humain. Sous le coup de phénomènes complexes. La dystopie : l'antithèse d'une utopie, un cauchemar concrétisé, l'une des pires versions du monde — et décrite dans le passé — serait donc devenue réelle. Comment cette dystopie s'est-elle construite et peut-on y échapper ? Est-il sensé de ne croire à la construction dystopique de notre monde que par des choix politiques qui nous échapperaient ?

Massification des comportements et individus hypersynchronisés

Ce que les entreprises de marketing ont inventé au début des années 50, puis amélioré au cours du temps, est fondamental pour comprendre les rouages de la dystopie actuelle. Bernard Stiegler, dans un article de 2004 du Monde Diplomatique, rappelle comment les comportements ont pu être massifiés par les neurosciences mises au service des technologies du commerce global :

"Les objets temporels industriels permettent le contrôle intime des comportements individuels, transformés en comportements de masse, alors que le spectateur, isolé devant son appareil, à la différence du cinéma, conserve l'illusion d'un loisir solitaire (…) Seul devant mon téléviseur, je peux toujours me dire que je me comporte individuellement ; mais la réalité est que je fais comme les centaines de milliers de téléspectateurs qui regardent le même programme".

Ce que Stiegler souligne et analyse, est central pour comprendre la dystopie qui nous cerne et pour certains, nous tétanise. Puisque cette dystopie n'est rien d'autre qu'un monde en cours d'automatisation intégrale, normatif, aculturé, contradictoire, autoritaire, déshumanisé, désincarné, hypermatérialiste, froid, mensonger, destructeur, manipulateur, égoïste, enfermant, mécanique, propagandiste, névrotique, violent, soporifique, répétitif, etc… Remarquons que ces adjectifs pourraient s'appliquer — au delà du concept du monde qui nous entoure — à la plupart des personnalités et des comportements des dirigeants politiques élus des grandes démocraties, ou assimilées comme telles. Stiegler analyse le phénomène de perte de conscience de soi des individus composant le monde postindustriel, qui selon lui, mène à une incapacité à conserver leur singularité :

"Enormes dispositifs de synchronisation, les industries culturelles, en particulier la télévision, sont des machines à liquider ce soi dont Michel Foucault étudiait les techniques à la fin de sa vie. Lorsque des dizaines, voire des centaines de millions de téléspectateurs regardent simultanément le même programme en direct, ces consciences du monde entier intériorisent les mêmes objets temporels. Et si, tous les jours, elles répètent, à la même heure et très régulièrement, le même comportement de consommation audiovisuelle parce que tout les y pousse, ces « consciences » finissent par devenir celle de la même personne – c’est-à-dire personne. L’inconscience du troupeau libère un fonds pulsionnel que ne lie plus un désir – car celui-ci suppose une singularité."

Les individus dystopiques actuels, que ce soit par leur consommation télévisuelle ou celle de "l'Internet des services hégémoniques centraux" subissent une hypersynchronisation, selon Stiegler, qui amène, dans les comportements et la relation au monde des troubles majeurs, dont celui de la grégarisation massive, basée sur un fonds pulsionnel sans désir, puisque n'étant plus lié par aucun désir singulier. Une partie du "cauchemar social, politique et humain" actuel trouve là un début d'explication :

"Les industries de programmes tendent au contraire à opposer synchronie et diachronie, en vue de produire une hypersynchronisation qui rend tendanciellement impossible l’appropriation singulière du fonds préindividuel constitué par les programmes. La grille de ceux-ci se substitue à ce qu’André Leroi-Gourhan nomme les programmes socio-ethniques : elle est conçue pour que mon passé vécu tende à devenir le même que celui de mes voisins, et que nos comportements se grégarisent."

En dystopie, seul le positionnement pseudo-individuel compte

Sur Internet, avec les réseaux sociaux, les chaînes vidéo, les programmes télévisuels, informations textuelles partagés par la masse, l'hypersynchronisation décrite par Stiegler, trouve son apogée et crée l'illusion ultime du contentement des masses : ce qui compte alors n'est pas tant que j'existe, mais que j'existe dans la sensation d'exister avec les autres, relié par un positionnement tranché et conçu comme une croyance forte. Le "Je suis Charlie" de 2015 est une illustration magistrale de cette hypersynchronisation devenue mondiale en quelques heures, basée sur le positionnement pseudo-individuel (Le "Je" du "Je suis Charlie") d'un troupeau humain hurlant le même slogan avec une ferveur confinant à l'hystérie.

C'est dans ce paroxysme de l'individu-roi, hyperindividualiste mais mouton inconscient et sans véritable désir d'un troupeau synchrone, que les politiques autoritaires viennent s'installer. Aucune rébellion populaire ne se met alors en place contre les Trump, Erdogan, May, Macron et autres autocrates destructeurs des droits collectifs, qu'ils soient sociaux ou plus profondément reliés aux libertés fondamentales. Normal : une même personne composée de millions d'individus qui n'est plus reliée à sa propre singularité est incapable de faire autre chose que de continuer à consommer : qui de l'indignation, du rejet, de l'adhésion ou encore de l'indifférence, selon les "programmes" auxquels l'individu se rattache. Et Stiegler, il y a treize ans, de façon visionnaire, d'alerter sur les conséquences de cette "ruine de la libido" (perte de désir) globale :

"La débandade en quoi consiste cette ruine de la libido est aussi politique. Dans la mesure où les responsables politiques adoptent des techniques de marketing pour se transformer eux-mêmes en produits, les électeurs éprouvent à leur endroit le même dégoût que pour tous les autres produits.Il est temps que les citoyens et leurs représentants se réveillent : la question de la singularité est devenue cruciale, et il n’y aura pas de politique d’avenir qui ne soit une politique des singularités – faute de quoi fleuriront nationalismes extrêmes et intégrismes de tout poil."

On ne pouvait mieux résumer la situation actuelle : "des politiques qui adoptent des techniques de marketing pour se transformer en produits", avec pour conséquences, "le fleurissement des nationalismes extrêmes et intégrismes de tout poil."

Au fond, ce que Bernard Stiegler avait très bien anticipé, est la dystopie de 2017, celle des 35% de Marine Le Pen et "du produit Macron" élu à la présidence, des groupes de populations enfermés dans leurs croyances et leur hargne les uns envers les autres, des individus industriels plus portés à dialoguer avec des interfaces homme-machine qu'avec leurs semblables, des enfants aux troubles et syndromes autistiques à force de passer plus de leur temps d'existence devant un écran qu'à utiliser leurs facultés psychomotrices de base, à l'imaginaire standardisé par l'industrie du divertissement.

Pour Stiegler, en 2004, la seule solution pour contrer cette dystopie passe par la Culture. Et s'il avait peut-être raison alors, personne ne l'a écouté. Et personne ne semble avoir envie aujourd'hui non plus, de s'intéresser à sa solution, :

"La question culturelle n’est pas politiquement anecdotique : c’est le cœur même de la politique. Car la culture, c’est aussi la libido, que l’activité industrielle tente essentiellement de capter. Les politiques devraient donc d’abord être des politiques culturelles, non pas au sens où un ministère de la culture sert ou dessert les clientèles diverses et variées des métiers de la culture, mais bien comme critique des limites d’un capitalisme hyperindustriel devenu destructeur des organisations sociales en quoi consistent les processus d’individuation psychique et collective."

On a presqu'envie de dire "Merci Bernard" à la lecture de son article et de cette conclusion, mais c'est la gorge un peu serrée qu'on le referme en se disant qu'en fin de compte, si avoir raison et mettre en garde est une bonne chose, il semble que des forces tellement inéluctables soient en jeu, que rien ne modifiera la donne. A part pour ceux qui refusent de se "faire industrialiser" et se tiennent à distance suffisante de cette machinerie infernale.

Ils ne sont pas nombreux. Ils ne peuvent rien influencer ou changer, si ce n'est eux-mêmes. Ce qui n'est déjà pas si mal…

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