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Édito
par drapher

Crise sociale : et si on parlait de projets ?

La crise sociale déclarée dans laquelle est plongée la France peut être résumée en quelques points. Le pouvoir politique en place à décidé de modifier profondément le rapport de force dans le monde du travail, entre employeurs et employés, par le biais d'une loi.

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La crise sociale déclarée dans laquelle est plongée la France peut être résumée en quelques points. Le pouvoir politique en place à décidé de modifier profondément le rapport de force dans le monde du travail, entre employeurs et employés, par le biais d'une loi. Cette loi, passée en force, sans discussion démocratique, brise des acquis issus des luttes sociales du Front populaire, des propositions du Conseil national de la résistance et de nombreuses autres avancées gagnées de haute lutte par les mouvements ouvriers.

Les syndicats, dans leur grande majorité sont logiquement vent debout contre cette réforme anti-sociale et demandent son retrait. Dans le même temps, un mouvement — plus ou moins spontané — s'est formé avec comme objectif la dénonciation des politiques menées et une volonté de proposer "autre chose" : Nuit debout. Les médias, dans leur ensemble jouent leur jeu habituel, basé sur le "comptage de points" et la stigmatisation des mouvements de grève, comme des débordements violents au sein des manifestations, etc. Rien de neuf sous le soleil. Tous ces éléments sont parfaitement connus, ont déjà existé, Nuit debout inclus, puisqu'au final, le rassemblement en question est parfaitement parallèle à ceux qu'effectuaient les manifestants de mai 68. En nettement plus sage, pour Nuit debout, et avec des idées nettement plus "bourgeoises" qu'en 68.

Un constat ressort, déjà vieux de quelques années, et qui pourtant ne fait toujours pas véritablement débat : le système politique est à bout de souffle, tout comme les institutions, et cette situation ne peut pas durer. Ce sont des analystes politiques, économistes, sociologues, philosophe etc, et même une partie du personnel politique qui effectuent ce constat. Tout comme les membres de Nuit debout. Pourtant, rien, dans les médias, n'est retiré de ce même constat.

Aucun projet autre n'est débattu de façon visible, rien dans les organes parlementaires non plus. Comme si proposer de véritables changements n'était pas nécessaire, et qu'il fallait se contenter de constater l'étendue des dégâts. Pourtant, des projets existent, avec leurs penseurs, leurs acteurs.

Un constat mérite-t-il une contre-proposition ?

Le modèle de traitement de l'information sociale et politique est resté figé : d'un côté des politiques qui veulent réformer envers et contre-tout, de l'autre des syndicalistes qui refusent la réforme. Ce modèle incite chaque citoyen à prendre parti de façon binaire : d'un côté la dénonciation de la "prise en otage" de la population par une minorité syndicale (appuyée par des reportages, des radio-trottoirs, etc), de l'autre le soutien à la lutte "contre" le pouvoir réformiste anti-social. Dans cette arène simpliste, du pouce levé ou abaissé, l'intelligence n'a pas besoin de régner. Les jeux du cirque social et politique encore en cours en 2016 ont ça de formidable : ils permettent à la population de se sentir impliquée tout en économisant sa capacité à réfléchir et à aller plus loin.

Pour autant, faire des constats ne suffit pas. La nécessité d'offrir des espaces de discussions et de contre-proposition est réelle, et devrait se mettre en place. Toute la difficulté de la proposition, en France, réside dans l'assimilation et l'étiquetage idéologique. Parler des problématiques de verticalité et de hiérarchisation dans le monde du travail puis mettre en avant des procédés coopératifs mène immanquablement à des attaques visant à caricaturer les propositions sous le terme de "communisme". Constater les effets dramatiques du néolibéralisme, parfaitement défini par les spécialistes dès systèmes politiques et économiques, amène le plus souvent des défenseurs du "vrai libéralisme" à contester l'état du système en place qui ne serait pas — selon eux — un système libéral, mais au contraire hyper étatique. La financiarisation de l'économie qui a mené à la dictature des marchés, semble elle, plus évidente. Parler de l'ornière politique dans laquelle nous sommes plongés mérite donc, une fois certains constats collectivement faits, des contre-propositions. Réalistes. Applicables. Pouvant être acceptées par une "majorité".

Faux constats et solutions mensongères

Le prisme récurent des analystes de la crise en cours est toujours le même, et il a pour but de ne surtout pas parler du fond, afin d'offrir un confort total à ceux qui l'emploient. Ce prisme est celui de l'économie comme unique pilier fondateur de la société, de son équilibre et de sa bonne ou mauvaise santé. Parler d'autre chose que de l'économie (et de ses avatars que sont le chômage, l'emploi, la compétitivité, les aides sociales, l'entreprise, etc) pour décrire les problèmes et chercher des solutions n'a plus aucun poids aujourd'hui. Étonnamment, de nombreux problèmes (et leurs solutions) ne sont pas reliés directement à l'économie du pays. Et surtout : les constats et les solutions pour améliorer cette fameuse économie sont parfaitement biaisés et mensongers de la part des éditocrates et du personnel politique.

Le constat principal serait que nous vivons une crise, puisque la croissance du PIB ne serait pas suffisante pour créer plus de richesses, donc donner du travail aux 5 ou 6 millions de personnes qui en sont écartés. Ce manque de croissance serait dû à un manque de compétitivité des entreprises françaises, écroulées sous le poids des "charges" — qui soit dit en passant sont avant tout des cotisations offrant de la protection sociale — et écrasées par la concurrence étrangère, en premier lieu. Il est donc nécessaire de toujours abaisser les charges (donc abaisser les cotisations et les rentrées financières des caisses de protection sociale), empêcher que le salarié ne soit un frein au développement de l'entreprise, en pouvant s'en débarrasser plus facilement en cas de ralentissement économique de cette dernière, estimant que si les gens sont plus faciles à virer, on les embauche plus facilement. Ces analyses ont débouché dans plusieurs pays sur des réformes, équivalentes à celle imposée par la ministre Myriam El Khomri.

L'Espagne, en 2012, par l'action de son premier ministre de droite, Mariano Rajoy, a donc réformé dans ce sens, avec comme objectif déclaré d'augmenter la performance des entreprises à l'export, donc booster leur compétitivité. 4 ans plus tard, le chômage est toujours à 21%, les emplois créés en 2015 sont massivement temporaires et précaires (comme ceux du premier trimestre 2016), et la fameuse reprise tant vantée par les spécialistes n'est en réalité due qu'à un phénomène de consommation intérieure causé par la baisse du baril de pétrole et du prix de l'essence à la pompe accompagné de crédits pour renouveler l'appareil productif très vieillot des entreprises espagnoles. Des crédits alimentés par la "planche à billets" du quantitative easing de la BCE avec ses taux d'intérêts proches de zéro, voire négatifs dans certains cas. Les banques ne savent plus quoi faire de leur argent, il faut bien prêter. Le commerce extérieur de l'Espagne est toujours en berne, son économie ne va pas "mieux". Et la population ? Crise du logement, pouvoir d'achat diminué dans des proportions drastiques, services publics en déliquescence…

La dynamique collective, ça parle à qui ?

Se focaliser sur la performance macro-économique d'un pays et ses statistiques de dettes et déficits sur PIB est dangereux, en plus d'être parfaitement inefficace. Les 8 dernières années l'ont prouvé en France, et de partout en Europe. L'Allemagne produit des excédents budgétaires faramineux et aspire toute la dynamique économique à son profit, tout en paupérisant sa population, en oubliant de moderniser ses infrastructures, avec en vue un problème de paiement des pensions de retraite inouï, et les médias parlent de "modèle allemand" ? Au delà de l'Europe, la nation qui domine [à tous les niveaux] la planète se nomme les Etats-Unis d'Amérique, et étrangement si ses déficits publics sont en baisse, sa dette colossale continue d'augmenter : plus de 104%. Les inégalités au sein de la population américaine sont des plus criantes, les phénomènes de violence, de pauvreté extrême, de précarité médicale, d'exclusion, de crimes policiers y sont énormes. Et c'est pourtant sur ces critères de performance économique seuls que toute la politique française raisonne, sans jamais offrir ne serait-ce que le début d'un projet autre que celui de : faire baisser le chômage, créer de l'emploi, rendre plus compétitives les entreprises. Exactement ce que font l'Allemagne et les Etats-Unis. Quel est le projet de l'Allemagne ? Celui des Etats-Unis ? Comment les citoyens s'y portent-ils ? Quelle démocratie offrent ces pays ?

Un pays qui s'écroule lentement à tous les niveaux (et pas seulement la France, soyons clairs) risque de grands problèmes intérieurs. Précision : l'écroulement en question est social, éducatif, médical, culturel, associatif, politique, industriel, écologique, agricole… La liste est longue et n'est certainement pas complète. Ces problèmes ne se résolvent pas par l'amélioration macro-économique. Clairement : demain, avec 3 ou 4% de croissance, un déficit à moins de 3% et une dette qui redescend, rien n'aura changé. Il y aura peut-être quelques centaines de milliers de personnes qui auront retrouvé du travail, mais soyons certains que ce seront des emplois précaires et qui de toute façon ne changeront rien au vide intersidéral d'une société sans projet. Une société juste bonne à voir des individus ramener un salaire (qui sera toujours au plus bas afin de continuer à accroître la "compétitivité") et voir les bénéfices de ceux qui détiennent le capital de leur entreprise, s'envoler. La France n'a jamais payé aussi peu d'intérêts sur sa dette qu'aujourd'hui et n'a pourtant jamais eu une dette aussi élevée. Étonnant, non ?

Ce qu'il manque est une dynamique collective, autre qu'économique, qui corresponde aux aspirations d'un peuple plutôt fier, arrogant, mais qui sait parfois aller là où on ne l'attend pas : vers le progrès, le vrai, celui qui humanise et s'intéresse aux plus fragiles plutôt qu'aux plus forts, plus aux cultures et aux bien communs qu'à la réussite individuelle…

Retrouver les fondamentaux français ?

Le vieux pays inventeur de la monarchie absolue (et non pas parlementaire à l'inverse de ses voisines de l'époque) est malgré tout un poids lourd dans le "hall of fame" des nations innovantes, respectées pour les progrès qu'elles ont apporté à l'humanité. C'est en France que les droits universels ont été pondus, que les congés payés ont été gagnés par la lutte en 1936, puis les retraites au sortir de la guerre tout comme la sécurité sociale, la protection de l'enfance, le droit de grève (bien avant, au XIXème siècle, avec la liberté de la presse), la séparation de l'église et de l'Etat, bref : l'universalisme français est reconnu. Le progrès social, c'est ici. Le droit d'asile, l'accueil de l'opprimé, c'est encore ici. Le planning familial, c'est en France, comme le droit à l'avortement. Le principe d'association loi 1901 à but non lucratif, du financement public de la culture, de l'intermittence du spectacle, de la gratuité des soins, de l'école publique…c'est en France.

Si une nation peut offrir un nouveau projet de société progressiste au XXIème siècle, il semble que la France ne serait pas la plus mal placée. Loin de là. En parlant par exemple de redistribution des richesses, d'incitation forte à la création d'entreprises coopératives et solidaires, d'encadrement des rémunérations des plus hauts revenus, de droit au revenu d'existence inconditionnel, de création de plateformes numériques d'échanges publics, de citoyenneté en ligne, d'intéressement et participation obligatoire des salariés dans leurs entreprises, de mise à plat des systèmes de prélèvements des entreprises (RSI, URSSAF) plus justes et basés sur l'activité réelle, de projets éducatifs forts et liés au monde actuel, de réhabilitation architecturale, de transports pour tous, de formations citoyennes aux outils d'information et de communication, d'autonomie énergétique…

Tous ces projets sont pensés, par des chercheurs, des spécialistes de tout poil, qui écrivent, expliquent, et sont accessibles pour qui veut s'en donner la peine. Ces projets sont absolument à la portée d'un pays comme la France.

Ceux qui pensent la société par le biais de la doxa établie diront qu'il n'y a pas les "moyens" de financer de tels projets. Ils ont raison, mais uniquement si le système — absolument mafieux  — en place, perdure. Il faudrait donc simplement faire appliquer la loi — censée être la même pour tous — en récupérant par exemple les 60 à 80 milliards d'évasion fiscale, supprimer les [très nombreuses] niches fiscales les plus absurdes, arrêter de subventionner par dizaines de milliards des entreprises qui ne respectent jamais les accords qu'elles signent en échange de ces aides, purger la monstrueuse dépense d'Etat de tous les privilèges et somptueux "arrangements républicains" ou autres conflits d'intérêts de l'appareil administratif, qui la caractérisent…

Mais pour cela il faudrait que ce ne soient pas des petits comptables obtus qui tiennent les manettes du pays, qu'ils soient de "gauche", de "droite" ou des extrêmes.

Il reste donc une solution, qui a déjà commencé : que les habitants de ce pays fassent ce qui leur semble le plus juste, ensemble, sans attendre des élites qu'elles comprennent où non le sens de l'histoire et du bien commun.  Cette approche est plus fastidieuse et moins efficace qu'avec une volonté politique, il est vrai. Elle prendra beaucoup de temps et requiert de faire des choses concrètes, plutôt que de commenter l'ambiance générale devant des écrans.

A moins que le système politique n'implose complètement, avec toutes les étapes violentes et délétères que cela implique ? Il faudra ensuite — dans ce cas là — reconstruire autre chose. De vraiment différent. Mais ça, c'est avec des "si". En attendant, il vaudrait mieux se retrousser les manches…

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