Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Clément Detry

Au sud-ouest du Mexique, une poudrière appelée Guerrero (2/2)

Dans cette province rongée par la violence (voir la première partie de notre dossier), le gouverneur est vent debout contre les polices citoyennes. Pour éviter une guerre civile et la montée en puissance de nouveaux groupes armées, le projet est de les désarmer.   L’intervention de l’armée à San Miguel Totolapan, du point de vue des niveaux fédéral et régional de gouvernement, a atteint son objectif tacite : empêcher la formation d’une nouvelle zone d’autodéfense.

L’intervention de l’armée à San Miguel Totolapan, du point de vue des niveaux fédéral et régional de gouvernement, a atteint son objectif tacite : empêcher la formation d’une nouvelle zone d’autodéfense. Cela aurait été une catastrophe politique pour le gouverneur Hector Astudillo Flores et le président Enrique Peña Nieto, déjà accusés par de nombreux commentateurs d’avoir laissé se former un «deuxième Afghanistan ». Différentes polices citoyennes (voir la première partie de notre dossier), formées par les habitants pour se protéger eux-mêmes de la criminalité organisée, contrôlent déjà plus de 70 % du territoire régional.

En juillet 2017, un projet de loi redouté depuis plusieurs mois a fini par être déposé au Congrès par l’exécutif régional. Il s’agit de désarmer toutes les polices citoyennes et de leur retirer toute fonction de maintien de l’ordre et de justice.

Policiers communautaires en périphérie rurale d’Acapulco, sur la côte Pacifique du Mexique. - Eduardo Blas
Policiers communautaires en périphérie rurale d’Acapulco, sur la côte Pacifique du Mexique. - Eduardo Blas

Le texte de M. Astudillo Flores, en réalité, n’affecte que les polices communautaires, incluses par la presse locale dans la catégorie des « polices citoyennes ». Celles-ci, réunies au sein de la Coordination régionale des autorités et polices communautaires (CRAC-PC), sont plus anciennes que les milices d’autodéfense qui se sont multipliées à partir de 2012. Elles sont aussi la seule organisation armée non étatique à avoir une existence légale dans l’État du Guerrero.

La CRAC-PC s’est implantée depuis le milieu des années 1990 au sein de communautés indigènes productrices de café du district Montaña, dont les membres ne pouvaient plus parcourir librement leurs terres. Sur les chemins entre les communautés rurales et le centre-ville de San Luis Acatlan (où siègent actuellement les autorités communautaires), les assauts et les viols étaient quotidiens. Une loi régionale dite « 701 » a finalement autorisé les peuples indigènes à former des systèmes autonomes de sécurité et de justice.

La juridiction de la CRAC-PC est acceptée dans quinze communes réparties dans deux districts : la Montaña et la Costa Chica. Il s’agit d’une organisation reconnue localement et internationalement pour l’efficacité de sa lutte contre les enlèvements, les extorsions et les abattages d’arbres clandestins. Dans plusieurs municipalités, ses maisons de justice ont résolu des conflits agraires qui avaient empoisonné les relations entre communautés pendant plusieurs générations.

La CRAC-PC se réserve le droit, conformément à son interprétation du droit international et des lois en vigueur, d’interdire sur son territoire toute activité extractive particulièrement destructrice de l’environnement. Depuis 2011, elle convoque à des assemblées régionales contre l’activité minière et distribue des manuels communautaires d’autodéfense contre le pillage des minerais. Vingt-deux concessions minières ont été annulées dans le district Montaña depuis 2013, grâce à des recours en justice portés par cette dernière ou à cause d’une impossibilité physique d’accéder aux gisements .

La CRAC-PC est une organisation importante, mais aujourd’hui moins puissante que l’Union des peuples organisés pour la sécurité de l’État du Guerrero (UPOEG), dirigée verticalement par Bruno Placido Valerio. Tout en restant légalement inexistante, celle-ci exerce un contrôle sur 21 municipalités.

La milice « Frankenstein »

L’UPOEG se prévaut d’un accord passé en 2013 avec le gouverneur précédent, Angel Aguirre Rivero (PRD, gauche institutionnelle). Conformément à cet accord, les administrations Aguirre Rivero et Astudillo Flores ont financé, équipé et armé le groupe à hauteur de plus de cinquante mille euros par mois. Aguirre Rivero, à l’époque, a également obtenu du gouvernement fédéral un dispositif d’entraînement de ses miliciens par les forces armées. Les polices communautaires légales de la CRAC-PC, en comparaison, ne reçoivent que cinq mille euros par mois, de la mairie de San Luis Acatlan.

« Aguirre s’est consacré à la répression des uns et à la cooptation des autres », explique Juan Horta, co-auteur du livre « L’Histoire de la police communautaire » (Acapulco, 2016). L’entretien avec l’auteur et ex-coordinateur communautaire se conclut ainsi : « Aguirre a créé un Frankenstein [en référence à l’UPOEG] ».

Difficile de nier que le comportement de plus en plus agressif de l’organisation dite d’autodéfense. Son expansion dans le district Centre, aux portes de la capitale régionale Chilpancingo, a fait plusieurs dizaines de morts et créé des situations à risque. Celle-ci s’est faite au détriment de son frère ennemi, le Front uni pour la sécurité de l’État du Guerrero (FUSDEG), un groupe issu d’une scission avec l’UPOEG qui dominait autrefois plusieurs agglomérations centrales.

Aujourd’hui retranché dans la seule municipalité de Juan R. Escudero, le FUSDEG peut cependant y compter sur une base sociale importante prête à s’interposer en cas d’incursion. En juin 2017, trois cents habitants de Juan R. Escudero ont pris les devants et bloqué la route fédérale passant par le chef-lieu municipal, en réaction immédiate à une deuxième tentative d’occupation de cette voie de la part de l’UPOEG. Ils ont été pris à parti dans une embuscade qui, par chance, n’a pas fait de victimes. Si le groupe armé devait se livrer au siège de la ville, il commettrait inévitablement de nombreuses exactions au sein d’une population hostile. La résistance du FUSDEG à Juan R. Escudero est aujourd’hui soutenue par l’influent évêque local Salvador Rangel.

L’UPOEG et les grands projets du gouvernement

Des cas comme l’UPOEG brouillent les distinctions généralement acceptées entre organisations d’autodéfense, groupes paramilitaires et cartels de narcotrafiquants. Des témoignages, dans la presse locale, impliquent les « narco-miliciens » du groupe UPOEG dans plusieurs affaires de meurtres et d’enlèvements. Un reporter américain signale que le groupe UPOEG, en 2015, a décapité et arraché la peau de plusieurs policiers FUSDEG au cours d'un épisode sanglant de la guerre territoriale entre les deux organisations. Cette façon de traiter les corps est généralement considérée comme « narco » au Mexique.

En juillet 2017, les forces armées et la police fédérale ont intercepté dans le district Sierra un convoi de onze camionnettes de luxe transportant des fusils d’assaut AK-47 et AR-15, des lance-grenades type 89 de 50 mm, et surtout des uniformes correspondant au groupe UPOEG. Les armes mentionnées sont interdites de possession au Mexique en dehors du cadre militaire. Elles faisaient également parti de l’arsenal d’un groupe de choc aux uniformes marqués du sigle de l’UPOEG, qui a récemment commis un massacre en périphérie rurale d’Acapulco. Six personnes ont été tuées dont deux mineurs et un bébé de quatre mois, dans une communauté sous juridiction de la CRAC-PC.

La population de ce territoire autonome appelé « Biens communaux de Cacahuatepec », en résistance contre un grand projet hydroélectrique, s’était interposée deux mois auparavant pour empêcher la prise par l’UPOEG du commissariat local de la CRAC-PC.

Selon le quotidien la Jornada Guerrero, cette attaque de l’UPOEG s’inscrit dans une série d’agressions commandités par le groupe Cacahuatepec, une organisation paramilitaire chapeautée par un conseiller du gouverneur et veillant à l’imposition du projet de barrage au sein de la communauté. Des militants interrogés sur place racontent qu’ils ont demandé à la CRAC-PC la formation d’une police communautaire en 2013, pour se protéger des « pistoleros des exploitants de gravier ». Les paysans locaux ont subi plusieurs assassinats et emprisonnements politiques au cours de leur double lutte contre le pillage des ressources pierreuses du fleuve et contre le projet de barrage de La Parota.

Désarmer les milices d’autodéfense pour éviter la guerre civile

Confrontée depuis 2016 à plusieurs incursions violentes du groupe UPOEG sur son territoire, la CRAC-PC s’en tient pour l’instant à une posture de dénonciation et de protestation. Ses conseillers connaissent bien le dirigeant de l’UPOEG Bruno Placido Valerio, membre fondateur de la Coordination et instigateur du conflit interne à l’organisation en 2013. A Chilpancingo, la capitale régionale, ceux-ci font pression sur le gouverneur et les parlementaires régionaux pour obtenir la neutralisation du groupe d’autodéfense tout en préservant les fonctions de la police communautaire.

En août 2017, la saison des pluies touche à sa fin, et tous les médias locaux se demandent comment le gouvernement régional va passer des paroles aux actes. Comment « désarmer » une organisation forte de cinq mille cinq cents hommes, dont beaucoup ont une formation militaire et manient d’imposantes armes automatiques.

Bruno Placido Valerio, en juin dernier, est revenu sur son engagement à livrer les responsables du massacre de Cacahuatepec aux autorités régionales. Pour protéger ses « camarades », il a fait interrompre toute coopération entre ses miliciens et les forces de police régionale en territoire UPOEG. Sur un ton serein et désinvolte, il déclare que le gouverneur Astudillo Flores est « un idiot » qui « ne sait pas ce qu’il dit ». Il publie des menaces directement adressées au responsable régional : « Essayez de nous désarmer, et préparez en même temps votre démission »

« Conscients des conséquences que cela pourrait avoir, nous ne rendons pas les coups », explique un policier communautaire interrogé à Acapulco, sur le territoire autonome de Cacahuatepec. Celui-ci espère cependant la venue de renforts de San Luis Acatlan, siège des maisons de justice de la CRAC-PC.

La courageuse réponse pacifique adoptée par la CRAC-PC, pour l’instant, empêche une région déjà décimée par la guerre entre cartels de sombrer dans la guerre civile.

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée