Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par drapher

Attentats : tels des lapins pris dans les phares

A chaque "attentat islamiste", le même scénario se répète. Les chaînes d'information télévisées se mettent à l'heure de l'information en continu et des centaines de millions d'européens assis devant leurs poste regardent des images de foule et de véhicules de police, de pompiers, alternées par des interviews de témoins du drame. Le tout est commenté avec le timbre de voix de circonstance, tandis que viennent analyser la situation — à l'antenne — des spécialistes de la "chose terroriste".

A chaque "attentat islamiste", le même scénario se répète. Les chaînes d'information télévisées se mettent à l'heure de l'information en continu et des centaines de millions d'européens assis devant leurs poste regardent des images de foule et de véhicules de police, de pompiers, alternées par des interviews de témoins du drame. Le tout est commenté avec le timbre de voix de circonstance, tandis que viennent analyser la situation — à l'antenne — des spécialistes de la "chose terroriste". Sur Internet, les informations des chaînes de télévisions sont relayées en continu via les arènes numériques de masse que sont Twitter et Facebook, aux premiers chefs. Telle une série hollywoodienne catastrophe, c'est l'événement qui hypnotise le spectateur, le captive, le tient en haleine devant son écran. L'information de fond, elle, attendra.

Hypnose des images en boucle

Tel un lapin, de nuit, pris dans les phares d'une voiture, le possesseur d'un poste de télévision raccordé aux chaînes est sommé de regarder un événement qui n'a plus lieu, un évènement terminé, et qui plus est n'est pas de son ressort, ne le concerne pas directement, ou très peu (sauf s'il a des proches sur le lieu du drame). Établir qu'un attentat à Barcelone ne devrait pas concerner les spectateurs européens peut sembler choquant, puisque la solidarité humaine voudrait que l'on fasse acte de compassion, d'empathie envers la population touchée par le terrorisme dans un pays étranger. C'est parfaitement vrai.

Mais pourquoi, dans ce cas, des attaques terroristes au Proche-Orient, ou en Afrique, tuant des dizaines, voire des centaines de personnes parfois chaque semaine, ne soulèvent aucun intérêt, aucune solidarité, aucune compassion ? Il est vrai que ces événements dramatiques ne sont pas couverts par les chaînes internationales, mais il existe des chaînes nationales, qui sur place, tournent des images. Elles ne sont quasiment pas relayées, puisque le seul traitement qui est réservé aux morts du Proche-Orient ou d'Afrique est celui de la comptabilité : "63 morts dans un attentat en Irak dans une mosquée", par exemple. Le soir de l'attentat de Barcelone, deux grenades ont été lancées dans deux bars au Burundi, tuant une personne en blessant 29 autres. Qui s'en soucie ? L'habitude aidant, le poste relayant toujours laconiquement ces morts en moyenne trois à quatre fois plus lointains que ceux d'Espagne (ou de France, du Royaume-Uni), ces morts deviennent des compagnons de route télévisés parfaitement déshumanisés, sans visages, mais surtout sans excitation dramatique : la télévision ne les fait pas tourner en boucle, ne les sanctifie pas, ne les commente pas, ne fait pas d'hypothèses sur les criminels et n'interroge aucun spécialiste en plateau.

L'effet d'hypnose est connu et il réside dans un phénomène central : la répétition. Le ton de voix et un objet qui circule de façon lancinante devant les yeux suffisent pour hypnotiser la plupart des individus. Ce que fait la télé. A chaque attentat, elle répète en boucle les mêmes images, commente de la même manière lancinante l'événement durant des heures et des heures, puis continue en plateau à capter toute l'attention pour faire répéter les mêmes analyses aux mêmes spécialistes. Ces traitements télévisuels ont deux effets majeurs : le premier crée une acceptation de la mort violente d'autrui en le transformant en statistique (le Proche-orient, l'Afrique), quand le deuxième, à l'inverse, crée un sentiment d'appartenance à une communauté dévastée par des crimes horribles, impardonnables et injustes. La valeur d'un mort par attaque terroriste en Europe est telle que le monde médiatique s'arrête de fonctionner pendant des jours, avec une injonction faite aux populations : soyez concernés, vivez l'événement, ne pensez plus à rien d'autre. Ce qu'il se passe. Tandis que la valeur d'un mort d'un pays du Proche-Orient ou du continent africain est proche de zéro au point que quelques minutes après l'annonce d'une attaque terroriste dans ces coins du monde, le téléspectateur est passé à autre chose. Logique, puisque le média est passé lui aussi à autre chose.

L'hypnose et le neuromarketing au service du spectacle

Il y a deux choses qui priment à la télévision : l'audience et le profit tiré de l'audience. Pour avoir le maximum d'audience, la faire progresser, il faut captiver le téléspectateur, "l'accrocher". Pour pouvoir lui passer des publicités qui génèrent une recette menant à des bénéfices. Ces publicités sont conçues, ciblées, analysées, diffusées avec les meilleures techniques que le neuromarketing ait développé. Le but des programmes télévisés n'est donc rien d'autre que de maintenir des téléspectateurs devant leur poste pour leur diffuser des publicités, sans qu'ils ne changent de chaîne, en leur promettant de continuer (après les publicités) de les tenir toujours en haleine, de continuer à les exciter. Les chaînes d'information en continu sont désormais des spécialistes dans leur capacité à "meubler" des directs (dans l'attente) avec un brio surprenant : aller-retour entre le lieu de l'événement et le plateau, commentaires et analyses sur le "pourquoi il ne se passe rien", tout est bon pour conserver l'attention et laisser entendre au spectateur que s'il part, il risque de perdre un moment important du spectacle en cours. Du spectacle, oui. Car, qu'est-ce d'autre que du spectacle ?

La notion de divertissement que la télévision a depuis très longtemps érigé en principe central de son activité est — particulièrement depuis l'apparition des chaînes d'information en continu — déclinée en de nombreuses formes, dont celle du "spectacle informationnel". Le principe est simple : faire d'un drame, un spectacle. Et comme pour tout bon spectacle, il faut du suspens, des acteurs, et un scénario avec lequel le spectateur puisse s'identifier. Quoi de mieux que des gens qui nous ressemblent, ne vivent pas loin, voire chez qui nous passons nos vacances, utilisent la même monnaie, ont la même économie et une culture très similaire, voire mélangée à la nôtre ?

Ainsi les techniques du neuromarketing alliées à une forme d'hypnose viennent captiver les esprits avec des spectacles informationnels pour les pousser à consommer des produits industriels. Le scénario idéal est celui d'une grande farandole de morts innocents — qui pourraient toujours être nous-mêmes puisqu'ils nous ressemblent (blancs, européens) — face à des barbares inhumains sans pitié (arabes, islamistes) tueurs aveugles et monstrueux commettant l'irréparable : l'attentat "low-cost" que personne ne peut empêcher.

De la responsabilité politique et citoyenne

Transformer une attaque à la voiture bélier dans une foule à Barcelone en spectacle de foire ne sert pas la citoyenneté. Ni le débat politique. Mais ce traitement de l'information, partagé par la quasi totalité des citoyens sert à plusieurs choses : ne pas traiter le fond du problème, éviter de devoir répondre à des questions gênantes et amplifier le traitement tout-sécuritaire des sociétés européennes. Tout en occupant les foules en leur vendant de la peur. Twitter résonne à chaque attentat en Europe des clameurs de ceux qui s'indignent, apportent "tout leur soutien" au peuple touché par la sauvagerie, laissent éclater leur rage face aux "barbares", etc. Le grand cirque numérique se remet en marche et tourne autour de la piste à grands coups d'opinions et de déclarations en moins de 140 caractères de twittos à l'ego en bandoulière de leur concernement d'un drame qui devient le leur, le temps de l'emballement médiatique.

En 2004, l'attentat d'Al Qaïda dans un train en Espagne avait fait 192 morts. L'élection en avait été modifiée et le nouveau premier ministre avait immédiatement réagi en retirant les troupes espagnoles engagées en Irak avec la coalition menée par Georges W. Bush. Il faut dire que les manifestations anti-guerre avaient pris de l'ampleur : les Espagnols ne voulaient pas que leur pays soit mêlé à la guerre absurde provoquée par l'Amérique post 11 septembre. S'il en est autrement aujourd'hui, puisque l'Espagne n'a pas de troupes en Syrie ou en Irak, mais seulement des instructeurs militaires, les terroristes qui ont frappé en Espagne ce 17 août sont  — visiblement — des "adeptes" du groupe Etat islamique. En frappant une capitale comme Barcelone, plus fréquentée par les touristes du monde entier et particulièrement d'Europe, que par les Espagnols eux-mêmes, l'EI renvoie un message politique. "Si les djihadistes de l'EI perdent du terrain d'un point de vue militaire au Proche-Orient, ils peuvent porter des coups à ceux qui participent à la guerre qui leur est menée là-bas en tuant aveuglément n'importe où et n'importe quand en Europe."

De ce constat devrait normalement émerger des questions de la part de la population, une demande citoyenne à ses responsables politiques : "Quand allez-vous cesser de participer à ces opérations militaires extérieures entièrement causées par les ingérences et interventions américaines, la plupart du temps en dehors du droit international (intervention d'Irak menant à la création de l'EI) ? Quand allez-vous arrêter de soutenir et commercer avec les principaux financiers de ces groupes terroristes rattachés au salafisme, à l'islam radical issu du wahhabisme (implication de L'Arabie saoudite et du Qatar dans le financement de l'EI et d'autres groupes terroristes de la région)? Quand allez-vous décider de véritablement vouloir protéger vos citoyens en négociant leur sécurité avec ceux qui inspirent, commandent les attaques, plutôt que de retourner le soupçon sur l'ensemble de la population en réduisant sa liberté par des politiques du tout-sécuritaire ?"

Si ce constat et les questions qui s'y affairent ne surviennent pas, c'est que quelque chose a changé. Et cette chose est en partie le syndrome du "lapin pris dans les phares". Le lapin qui s'indigne sur Twitter, les yeux fixés sur les écrans des chaînes, hypnotisé par le spectacle de la mort en direct, du cirque informationnel de l'instant. Celui qui fait appel à l'émotion, jamais à la réflexion.

Quelque chose qui aurait été traité de délire collectif il y a deux décennies… et est étrangement devenu la norme aujourd'hui…

 

 

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