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par Antoine Champagne - kitetoa

« Racisé » : un mot dangereux

Méfions-nous des armes que nous fournissons à nos adversaires

Les mots sont des armes. Lorsque nous en créons de nouveaux, souvent pour une bonne cause, il est important de s'interroger sur qui ramassera in fine cette arme et ce qui en sera fait.

Article de Philippe Marlière sur son blog

On le voit désormais partout. Le mot « racisé » est utilisé pour désigner les personnes victimes de racisme. Ce mot, je ne l'utiliserai que dans un seul de mes articles : celui-ci. Peut-on être antiraciste et refuser d'utiliser ce mot ? Il y a quelques années sortait le film « V pour Vendetta ». Basé sur une bande dessinée bien plus intéressante, le film frappait notamment par la force du « discours de Londres ». Dans cette intervention, le héros, V, un anarchiste (au sens premier du terme) expliquait : « while the truncheon may be used in lieu of conversation, words will always retain their power. Words offer the means to meaning, and for those who will listen, the enunciation of truth. And the truth is, there is something terribly wrong with this country, isn’t there? Cruelty and injustice, intolerance and oppression. And where once you had the freedom to object, to think and speak as you saw fit, you now have censors and systems of surveillance coercing your conformity and soliciting your submission. »

« Les mots offrent les moyens de donner un sens et, pour ceux qui les écouteront, l'énonciation de la vérité. Et la vérité, c'est qu'il y a quelque chose qui ne va vraiment pas dans ce pays, n'est-ce pas ? La cruauté et l'injustice, l'intolérance et l'oppression. Et là où vous aviez autrefois la liberté d'objecter, de penser et de parler comme bon vous semble, vous disposez maintenant de censeurs et de systèmes de surveillance qui contraignants et visant à solliciter votre soumission. ». En d'autres termes, les mots ont un sens, ils sont une arme. Il faudrait être particulièrement inculte pour ne pas comprendre le poids de l'usage des mots par toutes les dictatures au fil des siècles. Les récits, qui sont construits autour du chef, du régime, seuls salvateurs possibles, reposent sur des mots. Savamment détournés, savamment utilisés pour la pire des causes.

« Racisé » est généralement utilisé par des gens de gauche (s'il fallait les placer sur un échiquier politique), éveillés aux problématiques du racisme et des inégalités sociales qu'il suscite. Ce mot désigne les personnes qui sont victime du racisme. Il existe donc une expression dans la langue française qui permet d'exprimer le sens recherché. Mais on a voulu créer un mot spécifique. Pourquoi pas ? Et d'ailleurs, toutes les personnes avec qui je discute de ce qui me semble être un danger, m'expliquent que ce sont les personnes victimes de racisme qui utilisent ce mot. Il serait donc approprié.

Un mot a que le sens qu'on lui donne

Loin de moi l'idée que les gens qui utilisent ce mot fassent le lit de l'extrême-droite. Mais les mots ont le le sens que leurs utilisateurs leur donnent. Dans l'esprit d'un anti-raciste, « racisé » signifie personne victime de racisme. Dans l'esprit d'une personne d'extrême-droite, cela aura un sens très différent. Au mieux, cela voudra dire : « étranger ». Sans doute loin de la réalité, mais un premier pas vers l'exclusion. Au pire, ce mot engendrera la violence. Explication.

L'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite n'est plus une hypothèse. C'est une certitude. Seule la date reste incertaine. De nombreux pays tout à fait « démocratiques » par nature ont choisi de faire cette expérience. Des USA à la Hongrie, en passant par l'Autriche ou l'Italie. Lorsqu'ils seront au pouvoir (et sans doute avant) les fascistes vont s'accaparer ce mot créé avec des intentions louables. Ils vont le transformer en arme et retourner cette arme contre les personnes victimes de racisme.

Il faudrait un violent aveuglement pour ne pas anticiper le discours qui accompagnera cette récupération du mot par les gens d'extrême-droite : « Il existe évidemment des races différentes. Et d'ailleurs, ce sont les personnes d'autres races que la notre qui le disent puisqu'elles ont elles-mêmes crée un mot qui le démontre : racisés ». En un tour de main, le concept fumeux et dangereux de l'existence de races différentes va être remis en selle.

L'histoire a maintes fois démontré que lorsque les humains se classifient en différentes races, il y a toujours un groupe qui estime faire partie d'une race supérieure qui peut écraser les autres. Apartheid, nazisme, ségrégation... Les exemples ne manquent pas.

Il y a aujourd'hui ceux qui estiment qu'il est sain de « débattre de la "race", non sous un angle biologique et donc raciste, mais pour comprendre celle-ci comme une construction sociale et un instrument de domination ». Pourquoi pas. L'esprit critique, dont notre société manque de plus en plus, se nourrit de débats et meure du manque de confrontation d'idées. Mais construction sociale ou pas, dans l'esprit rabougri des extrémistes de droite, le concept sera toujours utilisé de la même manière : pour persécuter plus violemment encore les personnes victimes de racisme. Méfions-nous des armes que nous fournissons à nos adversaires.

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