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par Antoine Champagne - kitetoa

Militaires et maintien de l'ordre : la France, frappée d'apathie

Un nouveau palier franchi par l'Elysée, dans l'indifférence

Le président de la république, Emmanuel Macron, a passé un cap. Il va utiliser l'armée dans le cadre du maintien de l'ordre, pour lutter contre un "ennemi intérieur" supposé : les gilets jaunes et les casseurs. On peut jouer sur les mots comme le fait l'exécutif, mais le fait est là : l'armée est appelée en renfort.

On ne vise pas la tête. Juste les appareils photo. - © Reflets

"L’apathie, synonyme d’impassible, est un état d'indifférence à l'émotion, la motivation ou la passion. Un individu apathique manque d'intérêt émotionnel, social, spirituel, philosophique, parfois accompagné de phénomènes physiques. L’individu apathique peut également se montrer insensible vis-à-vis d'autrui", nous dit Wikipedia. C'est bien ce qui caractérise nos sociétés depuis la fin des grandes oppositions politiques et philosophiques du siècle dernier. Depuis quelques décennies, les lois sécuritaires s'empilent sans discontinuer, quelque soit le bord politique aux commandes. Gauche, droite, peu importe, la tendance uniforme et quasi mondiale est au libéralisme, souvent même à l'ultra-libéralisme, accompagné de lois le plus souvent liberticides visant à encadrer, surveiller, prévenir (sur le papier) toute forme de contestation populaire que les politiques libérales pourraient susciter. Plus on avance, plus les textes passent des caps, le tout dans une indifférence de la majorité de la population qui dépasse l'entendement.

Il a fallu quelques jours pour que l'annonce du gouvernement soit analysée et que tout le monde comprenne ce qui se passait. Pris de court par les critiques sur sa gestion de la journée du 16 mars et la casse sur les Champs-Élysées, l'exécutif s'est lancé dans une surenchère sécuritaire, jusqu'à annoncer que l'armée, via l'opération Sentinelle, serait appelée en renfort samedi 23 mars. Mais il ne faut pas perdre de vue que le gouvernement Philippe et les députés LREM ne sont qu'une caisse de résonance de la parole d'Emmanuel Macron.

La lecture de la page 2 du Canard Enchaîné de cette semaine éclaire le processus de décision qui a mené à ce déchaînement d'annonces sécuritaires. « Il suffit que je fasse un break de vingt-quatre heures pour que la maison ne soit pas tenue ! » se serait exclamé le président en rentrant de son week-end au ski, écourté pour cause d'insurrection dans le quartier des Champs-Élysées. « Nous ne sommes plus face à un mouvement social mais devant un mouvement de destruction sociale. Il ne sert à rien de chercher à convaincre ceux qui continuent de manifester et se sont radicalisés. Ce sont des bandes de voyous et de factieux. Ils sont hors de portée des arguments (...). Un mort, cʼest ce qu'ils cherchent pour trouver un second souffle, mais le maintien de lʼordre est désormais impératif », a renchéri le locataire de l'Élysée, toujours selon le Canard. « Vous nʼavez rien dʼautre à me proposer qu'un dispositif conçu en décembre (après les attaques contre l’Arc de triomphe) que vous avez négligé dʼappliquer aujourd'hui. Je vous conseille de vous mettre sérieusement au travail » a pesté Emmanuel Macron vers 23 heures à la cellule de crise, devant les ministres et les patrons de la police. Emmanuel Macron n'est pas à un amalgame près et assimile les dizaines de milliers de personnes, dont nombre de gilets jaunes qui manifestaient dans le calme à Opéra et à République... Des factieux...

Le poulet sans tête

Face à la mobilisation des gilets jaunes, des casseurs et des groupes qui rejoignent occasionnellement la contestation (comme samedi dernier avec la marche pour le climat), le gouvernement ressemble à un poulet à qui on aurait coupé la tête et qui continuerait à courir dans tous les sens au milieu de la basse-cour. Mais loin de chercher une solution politique à un problème politique, le poulet oscille entre répression accrue et répression plus souple. Avant le 1er décembre, on était dans un maintien de l'ordre habituel. Les débordements du 1er décembre ont marqué un durcissement de la réponse. Les tirs de LBD se sont multipliés pour atteindre le nombre absolument démentiel de 14.000.

Nombre de tirs de balles de défense (LBD) - Copie d'écran
Nombre de tirs de balles de défense (LBD) - Copie d'écran

Le rapport de la sénatrice Jacqueline Eustache-Brinio (LR) donne des précisions sur les tirs qui se répartissent comme suit :

« D’après les données de l’inspection générale de la police nationale, entre le 17 novembre 2018 et le 5 février 2019, 13 460 tirs de balles de défense ont été recensés au sein de la police nationale. L’inspection générale de la gendarmerie nationale fait quant à elle état de 983 tirs de lanceurs de défense par les escadrons de gendarmerie mobile sur l’année 2018. Elle évalue à un millier le nombre de tirs de lanceurs de balles de défense effectués depuis le début des manifestations des « gilets jaunes ». ».

Le recensement des blessés opéré par David Dufresne est terrible :

Liste des blessures depuis le début des manifestations des gilets jaunes - David Dufesne / Mediapart
Liste des blessures depuis le début des manifestations des gilets jaunes - David Dufesne / Mediapart

Il aura fallu près de deux mois pour que la presse se décide à raconter ce que nous pouvions constater sur place, au cours de chaque acte depuis le 8 décembre : les nasses opérées par les forces de l'ordre (souvent sans que les policiers sur le terrain ne le sachent) sur ordre du commandement génèrent l'exaspération de certains manifestants. La tension montant, les policiers font usage de gaz lacrymogènes. De ce fait, la tension monte encore d'un cran. La police utilise alors les LBD. Ce qui n'était pas dit jusqu'à ce que Reflets s'intéresse à cette arme, c'est qu'elle est plutôt très précise et surtout, elle est équipée d'un viseur holographique qui apporte une précision supplémentaire aux tirs. Les éborgnés ne le sont pas par hasard. Le fabriquant du LBD s'est même fendu d'un communiqué de presse pour expliquer ce qui clochait avec son utilisation par les forces de l'ordre françaises.

La polémique enfin relayée par la presse sur l'usage immodéré des LBD 40 allié à un nombre croissant de manifestations déclarées et donc mieux encadrées par les forces de l'ordre, a semble-t-il mis en pause l'explosion du nombre de blessés. En outre, il n'est pas impossible que les policiers eux-mêmes aient commencé à mettre la pédale douce en voyant le nombre croissant d'ouvertures d'enquêtes liées aux blessures. Les policiers sont poursuivis individuellement lorsqu'il y a une procédure. La responsabilité des donneurs d'ordres, dans les salles de contrôle, la responsabilité des ministres qui donnent des consignes au préfets, celle de ces derniers, ne sont pas recherchées.

Mais voilà, les images de la casse du 16 mars ont visiblement remis un coup de pied aux fesses du poulet sans tête et le revoilà parti en mode "on va punir sévèrement le moindre dérapage des manifestants". Les voilà prévenus pour la suite. Jusqu'à la prochaine bavure. Le poulet sans tête repartira dans l'autre sens pour éviter une nouvelle polémique. Et ainsi de suite.

Pour le 23 mars, un nouveau cap a tout de même été franchi. Sur demande du président, le premier ministre a annoncé la mobilisation des militaires de l'opération sentinelle pour décharger les forces de l'ordre qui protègent certains bâtiments publics. Benjamin Griveaux, le porte-parole du gouvernement, a expliqué que Sentinelle serait mobilisée de manière « renforcée » samedi 23 mars, dans le cadre des manifestations des Gilets jaunes afin de protéger des bâtiments officiels et autres « points fixes ». En clair, on met des militaires à la place des forces de l'ordre, et on redéploie lesdites force de l'ordre dans le maintien de l'ordre.

L'idée d'un appel à l'armée pour le maintien de l'ordre a fini par déclencher une levée de boucliers. Y compris chez les bidasses qui ne se voient pas tirer sur le peuple français... De fait, les militaires sont équipés de petites matraques télescopiques, de mini-gazeuses, pas de lanceurs de grenades lacrymogènes ou de boucliers. Ils n'ont finalement que des armes létales pour se défendre. La question se pose donc de savoir ce qu'ils feront dans le cas où des groupes de manifestants viendraient au contact des bâtiments qu'ils protègeront...

Cette nouvelle polémique étant déclenchée, le poulet sans tête a remis la pédale douce sur ses déclarations martiales. En fait, les gens n'auraient pas compris, ce n'est pas du maintien de l'ordre, c'est de la protection de bâtiments contre la menace terroriste, comme d'habitude. Et miracle, au passage, ça permettra de libérer des policiers qui seront affectés au maintien de l'ordre, eux.

Florence Parly, ministre des armées a cru bon d'apaiser les peurs en tweetant :

Tweet de Florence Parly le 22 mars. - Copie d'écran Twitter
Tweet de Florence Parly le 22 mars. - Copie d'écran Twitter

"Halte au fantasme !", les militaires ne vont pas tirer sur la foule... Oui, sauf que, visiblement, la consigne de désescalade verbale n'avait pas été transmise à tout le monde...

Le gouverneur militaire de Paris, le général Bruno Le ray, a expliqué le 22 mars sur France-Info les consignes données aux militaires de Sentinelle en prévision de leur déploiement le 23 mars. Et ce n'est pas piqué des hannetons : les militaires de la force Sentinelle "sont soumis au même cadre légal que les forces de sécurité intérieure". Face aux différentes menaces, les soldats "ont différents moyens d'action pour faire face". Les militaires pourront "aller jusqu'à l'ouverture du feu (...) si leur vie est menacée ou celle des personnes qu'ils défendent". Mais après sommations, ce qui change tout. L'une des conditions de l'usage de leurs armes par les militaires de l'opération Sentinelle est la suivante : "lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées". La grosse bavure est à portée de fusil d'assaut... Emmanuel Macron reprochait samedi dernier aux manifestants de vouloir un mort dans leurs rangs pour relancer la mobilisation. Etonnant qu'il réunisse les conditions d'une telle bavure...

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