Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jacques Duplessy

Migrants : violation de droits de l’homme en Libye et cynisme européen

Une situation intenable

En Libye, les migrants sont torturés ou exploités. L'Europe regarde ailleurs quand elle ne met pas des bâtons dans les hélices des bateaux des ONG qui tentent de sauver les migrants en Méditerranée...

Tripoli, le 4 Juillet 2015. Centre de détention pour migrants illégaux à Garabouli, dans la région de Tripoli. - Cyril Marcilhacy - © Cyril Marcilhacy

Fin 2015, nous nous étions rendus à Tripoli en Libye. Profitant de la visite d’un député français, nous avions pu accéder à deux centres de rétention. Dans ces centres répartis dans tout le pays, certains officiels contrôlés par la polices, d’autres aux mains de milices, des milliers d’Érythréens, de Soudanais, de Maliens et de Nigériens sont détenus dans des conditions inhumaines. Les centres que nous avions pu visiter étaient évidemment les plus « présentables ». Mais les photos et les témoignages que nous avions pu en rapporter montraient la dureté des conditions de détention.

Dans l’un de ces centres officiels, adossé à un poste de police de Tripoli, Misron, un Erythréen de 13 ans, raconte son histoire. « Je suis parti il y a deux mois. Sans le dire à mes parents… J’en avais assez de la pauvreté et de la dictature. J’ai mis un mois pour me rendre à Karthoum au Soudan. Là, j’ai rencontré quatre autres jeunes Erythréens et nous avons décidé de poursuivre ensemble le voyage jusqu’en Europe. Nous avons mis un mois pour arriver jusqu’à la côte libyenne. Nous avons été arrêtés il y a dix jours. » Pour payer leur voyage, ils ont fait des petits boulots au gré de leur périple. Un policier tient à nous montrer que le migrants sont bien traités. « Nous avons même une infirmerie ici. » Il nous entraîne vers une porte métallique donnant dans la cour. Il cherche désespérément la clef, la demande a un collègue. En vain. Il a un petit rire un peu gêné. Visiblement, il ne vaut mieux pas être malade ici…

Tripoli, le 8 Juillet 2015. Centre de détention pour migrants illégaux dans le quartier général du département de lutte contre la migration illégale. - Cyril Marcilhacy - © Cyril Marcilhacy
Tripoli, le 8 Juillet 2015. Centre de détention pour migrants illégaux dans le quartier général du département de lutte contre la migration illégale. - Cyril Marcilhacy - © Cyril Marcilhacy

Puis le policier nous conduit vers le lieu de détention des adultes : un grand hangar avec des portes métalliques barricadées par des barres de fer. Dans ce qui tenait lieu de garage, 200 personnes sont parquées à même le sol. L’odeur est pestilentielle et la chaleur étouffante. Interdiction de leur parler. Le policier fait signe à un homme qui vient nous débiter mécaniquement en anglais, le regard craintif : « Je suis bien traité, nous avons a manger. Tout va bien ici. » Et il repart s'asseoir sur sa couverture. Rideau. La lourde porte se referme.

C’est très dur ici

Tripoli, le 4 Juillet 2015. Centre de détention pour migrants illégaux à Garabouli, dans la région de Tripoli.  - Cyril Marcilhacy - © Cyril Marcilhacy
Tripoli, le 4 Juillet 2015. Centre de détention pour migrants illégaux à Garabouli, dans la région de Tripoli. - Cyril Marcilhacy - © Cyril Marcilhacy

Mais dans un autre centre à Garabouli, dans la région de Tripoli, profitant de la confusion provoquée par cette visite officielle, nous arrivons à nous éloigner de l’escorte et à échanger brièvement avec un homme parlant français. « C’est très dur ici, glisse-t-il, des gardes viennent chaque soir prendre des personnes au hasard pour les tabasser. »

Tripoli, le 8 Juillet 2015. Dans certains quartiers de Tripoli, des migrants illégaux proposent leurs services sur le bord de la route. Maçons, peintres, électriciens, certains cherchent à gagner de l'argent pour envoyer à leur famille restée au pays, d'autres cherchent à accumuler de quoi payer le passage vers l'Europe.  - Cyril Marcilhacy - © Cyril Marcilhacy
Tripoli, le 8 Juillet 2015. Dans certains quartiers de Tripoli, des migrants illégaux proposent leurs services sur le bord de la route. Maçons, peintres, électriciens, certains cherchent à gagner de l'argent pour envoyer à leur famille restée au pays, d'autres cherchent à accumuler de quoi payer le passage vers l'Europe. - Cyril Marcilhacy - © Cyril Marcilhacy

Les migrants qui ne sont pas détenus sont aussi une main d’œuvre facilement corvéable. Car la plupart doit travailler pour payer la traversée. Alors ils font des petits boulots dans le bâtiment. Une rue de Tripoli est particulièrement dédiée à ce business. A côté des échoppes proposant des outils, des parpaings, du sable ou encore du ciment, des petits groupes de migrants attendent pour proposer leurs services. « On attend en espérant avoir du travail, nous dit l’un d’eux. Parfois c’est bien, d’autres fois, on n’est pas payés. Et on ne peut pas aller se plaindre à la police. » Soudain, un homme surgit, menaçant. Il crie en arabe puis en anglais « Go out or I kill you ! ». Avec sa main, il mime un pistolet.

Depuis ce reportage, la situation des clandestins a encore empiré. Les humanitaires, Amnesty International notamment, ont documenté en 2017 la torture dont ils sont victimes, les viols, les rançons extorquées aux familles restées aux pays. Amnesty n'hésite pas à mettre en cause l'Europe, que l'ONG accuse d'être complice de ces persécutions.

Depuis, le pays s’est enfoncé davantage dans la guerre civile. Des combats sporadiques éclatent dans la capitale Tripoli, aux mains de milices. Le pays est devenu encore plus dangereux pour les journalistes et ils sont désormais accompagnés en permanence, comme du temps de Kadhafi. La Libye se tranforme progressivement en l'un de ces trous noirs de la planète, où il est de plus en plus difficile de savoir ce qui s’y passe. En raison des conditions de sécurité, la création de hotspots en Libye pour étudier les dossiers des demandeurs d'asile envisagée par Emmanuel Macron est une vaste blague.

Quand l’Europe voudrait faire de la Méditerranée un nouveau « triangle des Bermudes »

Si seulement, cette mer pouvait devenir un « triangle des Bermudes » pour ces indésirables, rêvent nombre de politiques européens. Une double stratégie a été mise en place : empêcher les bateaux humanitaires européens de secourir les migrants en perdition d’une part, renforcer les gardes-côtes libyens pour qu’ils récupèrent un maximum de naufragés… et les ramènent en Libye, d'autre part.

Pourtant, de l’aveu même du HCR, l’agence des Nations unies pour les réfugiés, les ports libyens ne ne sont pas des « ports sûrs ».

L’Union Européenne a budgété plus de 8 millions d’euros pour renforcer les gardes-côtes libyens et leur permettre d’ouvrir un centre de coordination des secours en mer. Cette première étape atteinte, la Libye a unanimement décidé d’étendre le 28 juin 2018 sa zone de recherche et de sauvetage (ou zone SAR, selon la terminologie anglaise) bien au-delà de la bande des 19 km de ses eaux territoriales. Elle a tracé une ligne dans la mer Méditerranée située à 200 kilomètres environ au nord de Tripoli. Cela a pour conséquence que les gardes-côtes gèrent cette zone et sont responsable des secours. Concrètement, quand un navire humanitaire repère une embarcation en détresse dans cet immense secteur maritime et qu’il contacte le centre de secours, il doit s’adresser à Tripoli.

Les Libyens, dans leur interprétation erronée du droit international de la mer, voudraient refuser l’accès même de cette zone aux navires humanitaires. Plusieurs bras de fer tendus se sont d'ailleurs produits entre les gardes-côtes libyens et l’Aquarius.

Campagne de Proactiva Open Arms - proactivaopenarms.org - D.R.
Campagne de Proactiva Open Arms - proactivaopenarms.org - D.R.

L’Europe ferme les yeux sur cette situation et laisse les Libyens faire le sale boulot, en mer comme sur terre. Dans ce jeu d’un cynisme absolu, Malte a aussi joué un rôle trouble : bloquer les bateaux humanitaires au maximum durant la période de beau temps en Méditerranée lorsque les embarcations de candidats à l’exode sont les plus nombreux. En octobre, un bateau a été libéré, tandis que deux autres attendent toujours dans le port de La Valette d'être fixés sur leur sort. Si Malte relâche un petit peu la pression, c’est qu’en cette période, la mer est beaucoup plus dangereuse et les sauvetages beaucoup plus délicats, donc moins d’embarcations risquent la traversée.

Mais le business modèle des passeurs est imbattable. Sur Alibaba.com, un bateau gonflable coûte entre 1500 et 3000 dollars. Faire traverser la Méditerranée est une affaire rentable pour les passeurs. Chaque "passager" paye plusieurs milliers d'euros. L'Europe tente de bloquer les livraisons des pièces et matériaux pour ces bateaux vers la Libye.

Où en sont les bateaux de sauvetage ?

L'Aquarius - Anthony Jean - SOS Méditerranée
L'Aquarius - Anthony Jean - SOS Méditerranée

L’Aquarius, privé de pavillon panaméen pour avoir désobéi aux gardes-côtes libyens, s'impatiente dans le port de Marseille en attendant qu’un pays daigne lui accorder le droit de naviguer. Le Panama a reconnu un motif politique à ce retrait, expliquant avoir « de sérieuses difficultés politiques » concernant « la flotte panaméenne qui travaille dans les ports européens ». Plusieurs pétitions ont été lancées en France ou encore en Suisse pour qu’un pavillon lui soit attribué.

Le Seefuchs, géré par l'ONG Sea Eye, est quant à lui bloqué à La Valette à Malte, officiellement « pour des raisons administratives ». Il a reçu une proposition du gouvernement maltais : il pourrait reprendre la mer s’il s’engage à ne plus secourir les migrants ! Le Lifeline connaît le même sort à Malte.

Le Sea-Watch 3 a eu plus de chance. Après avoir été retenu trois mois à Malte, il a été autorisé à reprendre la mer le 24 octobre et a rejoint l’Espagne. Affrété par l'ONG allemande Sea Watch depuis novembre 2017 et naviguant sous pavillon néerlandais, il devrait reprendre très vite ses opérations de sauvetage. Plus tôt en octobre, l'avion de reconnaissance Moonbird, exploité également par l'ONG Sea-Watch, a repris ses activités de repérage des embarcations en difficulté après avoir été cloué à Malte pendant trois mois.

Un autre navire humanitaire, l'Astral, voilier affrété par l'ONG espagnole Proactiva Open Arms est également présent sur place.

Un nouveau bateau, le Mare Jonio, affrété par une coordination d’ONG « lance un véritable défi à l’Europe forteresse et adresse un pied de nez au ministre de l'Intérieur italien, Matteo Salvini », écrit le quotidien Le Monde à son sujet. Immatriculé en Italie, le Mare Jonio devrait garder son pavillon. Le navire bat fièrement pavillon italien, « un pavillon très difficile à obtenir, certes, mais qu’il sera quasiment impossible de lui retirer au vu de la nationalité de l’équipage et du propriétaire. » La plupart des personnes à bord sont en effet Italiens. Les propriétaires sont des militants de la gauche italienne (parti Liberi e Uguali, parti Sinistra Italiana).

Autre nouveau navire, espagnol, cette fois, l’Aita Mari. Il devrait, lui aussi, rejoindre très prochainement la zone de recherche pour une première mission. Le projet, baptisé Maydayterraneo, est porté par deux ONG, PROEM-AID et SMH (Salvamento Maritimo Humanitario). Son coût total, comprenant achat du bateau et réaménagement, s'élève à 750 000 euros, financés par le gouvernement basque, la Diputacion de Biscaye, les municipalités de Zarautz et Getaria et des dons.

Selon l’institut de recherche italien Ipsi, 19 % des candidats à l’exode depuis la Libye sont morts ou portés disparus en mer au mois de septembre, soit une estimation de 8 morts par jour. Le taux le plus élevé jamais enregistré.

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