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par Jacques Duplessy

Libye : le retour de Saïf al-Islam Kadhafi

Le fils de l'ancien dictateur se pose en recours

La Libye est a nouveau secouée par un conflit armé entre les deux hommes forts du pays, al-Sarraj et le maréchal Haftar. Un homme fait entendre sa voix à cette occasion, Saïf al-Islam Kadhafi, le fils du dictateur Guide. Il dit ne soutenir aucune des parties et appelle à la réconciliation.

Sur les ruines du régime de Kadhafi, la Libye n'arrive pas à se reconstruire (Palais de Kadhafi de Bab al Ziziya, 2011) - © Cyril Marcilhacy

Alors qu’une conférence nationale sous l’égide des Nations Unies devait se tenir du 14 au 16 avril à Ghadamès, dans le sud-ouest du pays pour tenter de mettre fin à la crise politique qui paralyse le pays, le maréchal Haftar a lancé ses troupes à l’assaut de la capitale Tripoli. Les Nations-Unies ont annoncé le report sine die de la conférence, en attendant une hypothétique trêve.

Depuis 2014, la Libye est scindée en deux. A l’ouest, le pouvoir de Tripoli avec Fayez al-Sarraj, à la tête du gouvernement d’union nationale (GNA), et à l’est celui de Tobrouk, avec à sa tête le maréchal Khalifa Haftar, chef de la force paramilitaire Armée nationale libyenne (ANL). Le GNA a nommé un officier de Zentan, Oussama Juili, chef militaire de la région ouest. Il est à la tête de plusieurs milices armées dont celles de la ville de Misrata, bien entraînée, celle de la ville de Zintan, mais aussi de groupes salafistes locaux.

Les milices de Misrata joueront un rôle décisif dans le conflit (ici en 2011) - © Cyril Marcilhacy
Les milices de Misrata joueront un rôle décisif dans le conflit (ici en 2011) - © Cyril Marcilhacy

De son côté, l’ANL est structurée par des anciens officier de l’armée Kadhafi, de combattants des tribus et également de groupes salafistes. D’un point de vue géopolitique, Sarraj peut plutôt s’appuyer sur le Soudan, le Qatar et la Turquie. Les soutiens d’Haftar sont l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, le Tchad et, dans une moindre mesure, l’Arabie Saoudite. La Russie se situe aussi plutôt du côté des soutiens de Haftar. Les photos des combats en cours montrent que de l’équipement moderne a été livré à l’ANL, probablement par les EAU et l’Egypte.

Jeu diplomatique trouble

L’Europe soutient officiellement le gouvernement reconnu par les Nations Unies de Sarraj. Mais des signaux laissent penser que derrière ce soutien de façade, d’autres options sont ouvertes. La position de la France est ambiguë. Elle se montre plutôt conciliante avec le maréchal Haftar, tout comme le Royaume-Uni et les Etats-Unis. La France a démenti jeudi 11 avril avoir bloqué la publication d'un communiqué de l'Union Européenne demandant à Haftar de stopper son offensive militaire en direction de la capitale Tripoli. Mais le communiqué n’est, de fait, pas encore sorti.

Au-delà des attitudes diplomatiques, il est fort probable que tous s’accommoderaient bien d’un régime fort (le maréchal avait déclaré que « la Libye n’est pas encore mûre pour la démocratie »), tant surtout que les migrants sont empêchés de venir vers l’Europe et que la lutte contre le terrorisme est assurée.

Pour se retrouver dans l’imbroglio libyen, la fondation espagnole Alternatives a publié une note en français très riche sur le contexte depuis 2011. Elle est accessible ici.

Qui, dans ce contexte, tient effectivement les rênes du pouvoir sur le territoire libyen? En réalité, personne et un peu tout le monde à la fois. Les tribus et groupes ethniques du sud s’organisent selon des zones d’influence correspondant le plus souvent à leurs lieux de présence historique. Khalifa Haftar a une influence qui s’étend sur une bonne partie de la Cyrénaïque, mais avec des exceptions, comme dans le cas de la ville côtière de Derna, en proie à des combats interminables. Haftar doit, de plus, compter sur des forces d’appoint, des mercenaires notamment, pour pouvoir avancer militairement. A l’ouest, absence d’armée forte oblige, Fayez Sarraj dépend, lui, plus franchement des milices, de leurs moyens armés et de leurs zones d’influence ; les milices armées déterminent en effet, en bonne partie, les fragiles évolutions de la Libye au jour le jour.

Les trois provinces traditionnelles de Libye - Wikipedia
Les trois provinces traditionnelles de Libye - Wikipedia

Les combats actuels semblent assez incertains. Les forces de l’ouest, dans toute leur diversité, ont fait bloc avec Fayez Sarraj (ce qui n’était pas assuré au départ), et se sont lancées dans une offensive anti-ANL. Khalifa Haftar vient de perdre quelques villes et régions dans lesquelles ses forces étaient présentes, dont des places stratégiques, comme dans le cas de la base militaire de Tamanhent dans le Sud libyen. Khalifa Haftar a perdu les avantages stratégiques dont il disposait jusque peu. Les combats autour de la capitale Tripoli sont assez violents. Ils ont fait 56 morts et 266 blessés depuis le 4 avril, selon les Nations-Unies.

Carte de la Libye (Villes)
Carte de la Libye (Villes)

Dans ce contexte, une voix se fait entendre, celle de Saïf al-Islam, le fils de Mouammar Kadhafi.

Jusqu’au début de la Révolution, Saïf al-Islam apparaissait comme un réformateur et un modéré aux yeux de l’Occident. Diplômé en architecture en Libye, il obtient à Vienne un diplôme en économie et en management. Il fréquente la jet-set en Europe et au Maghreb, mais il mène une vie privée discrète. Il se montre assez critique par rapport au régime de son père, ce qui en fait un interlocuteur privilégié de la diplomatie occidentale. Il dit vouloir une évolution vers un régime démocratique et il soutient des œuvres caritatives. En 2007, il propose des évolutions politiques en Libye, notamment l’élaboration d’une constitution et la liberté de la presse. Celui qui n’a aucun poste officiel dans l’organigramme du régime semble toutefois pressenti pour succéder à son père. Au début de la Révolution, le ton change. Il devient le porte-parole de son père et promet qu’ « il y aura rivières de sang dans toutes les villes de Libye. » En juin 2011, la CPI délivre un mandat d’arrêt contre Saïf al-Islam Kadhafi pour crimes contre l’Humanité, qui est toujours en cours aujourd’hui. Il est arrêté par des miliciens en novembre 2011. Condamné à mort puis gracié, il est détenu jusqu’à sa libération en juin 2016. Depuis il vit dans une semi-clandestinité, mais affirme toujours vouloir jouer un rôle dans l’avenir du pays.

Se refaire une virginité

Dans ce contexte tendu, Reflets s’est entretenu avec un membre de son bureau politique, Mohamed Gilushie. « Ce qui se passe actuellement à Tripoli est une vraie surprise pour tout le monde et pour nous aussi. Nous avons peur que les combats s’installent et que la tragédie que connaît la Libye perdure. Si la communauté internationale est spectatrice des combats, ça ne sera que plus difficile de faire la paix ensuite. Toutes les parties libyenne devaient participer à la conférence nationale sous l’égide des Nations-Unies. Nous espérions que ce soit une réelle occasion de faire avancer la démocratie, le processus électoral et la réunification de toutes les parties, des forces militaires, des institutions. Ce qui arrive nous déçoit beaucoup. Cela nous paraît logique que la conférence soit reportée, car on ne peut rien en attendre tant qu’il y aura en même temps de combats. »

Selon son porte-parole, Saïf al Islam Kadhafi soutient uniquement le processus politique mis en place par les Nations-Unies, et aucun des belligérants. Mais il reconnaît qu’aucun de ses proches n’a - pour le moment – été formellement invité à la conférence nationale. « Mais cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas invités, dit-il. L’envoi des invitations a été suspendu à cause de la situation. » Il espère une fin prochaine des combats : « Tripoli est une ville dense, s’il a des combats, le risque de victimes civiles est très élevé. Officiellement, toute la communauté internationale demande l’arrêt des hostilités. Après, si certains ont un double discours et un double jeu, je ne sais pas... »

Selon lui, l’expérience politique de Saïf al Islam est un atout important pour parvenir à la réconciliation nationale. « La réconciliation nationale ne se décrète pas dans un bureau, il faut une personne expérimentée, profondément enracinée dans le pays, qui a une histoire politique. Saïf al Islam a une bonne connaissance de la politique libyenne mais aussi au niveau international. Il a joué un grand rôle avant 2011, sur le plan de la réconciliation interne, de l’action humanitaire, il s’occupait de l’association pour les Droits de l’Homme… Il est très apprécié des tribus. Il s’est aussi occupé de la réconciliation avec les islamistes emprisonnés par son père. Il a aussi lancé de grands projets d’aménagement dans le pays. ».

Droits de l'Homme, le sujet qui fâche

Quand on lui fait remarquer que les Droits de l’Homme sous Kadhafi n’étaient pas franchement respecté et qu’on se demande pourquoi les Libyens lui feraient confiance aujourd’hui, il s’emporte : « Saïf al Islam a souhaité réellement le dialogue en Libye, il s’est mobilisé pour la réconciliation, pour les Droits de l’Homme, pour la liberté de la presse. Il voulait faire de la Libye un pays modéré. » Il affirme que « si Saïf al Islam décide de se présenter aux élections, il aurait de nombreux soutiens dans tous le pays. Nous recevons des appels des tribus, d’associations de jeunesse pour que Saïf al Islam s’engage. On est confiant sur le fait que les Libyens choisissent la bonne personne pour leur futur. Les Libyens sont fatigués des milices, de la division, du manque d’électricité, de nourriture, de médicaments. Les dirigeants n’ont rien fait de bien pour le pays. »

En octobre 2018, il a envoyé une lettre au président Macron pour lui exposer sa vision de la situation, du futur du pays et présenter ses solutions pour sortir de la crise. Une missive restée sans réponse. Pas surprenant quand on sait que le fils du dictateur libyen reste toujours poursuivi par la Cour Pénale Internationale, même si ses avocats contestent la légalité des poursuite puisqu’il aurait été, selon eux, déjà jugé pour les mêmes faits. Saïf al-Islam Kadhafi reste donc un paria aux yeux la communauté internationale.

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