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par Tomzag

La blockchain de Carrefour : révolution ou action marketing?

Une blockchain privée c'est rien de plus qu'une base de données...

Le numéro un européen de la grande distribution a lancé en mars 2018 sa première blockchain afin d’apporter plus de renseignements sur ses produits. L'intérêt de ce projet, au delà du marketing, reste très limité.

La blockchain en images - D.R.

Les entreprises du secteur alimentaire se heurtent à des problèmes importants sur la chaine de logistique de leurs produits. Elles cherchent notamment à améliorer la transparence du système afin de faciliter la traçabilité des aliments, lutter contre la fraude, et réduire le gaspillage durant le transport des marchandises.

Avec la pluralité des producteurs, des intermédiaires, des transformateurs, des transporteurs, il est de plus en plus difficile d’identifier le chemin parcouru par les produits.

En 2013, le scandale de fraude à la viande de cheval a révélé les failles du système de traçabilité alimentaire. Plus de 4 millions de plats préparés censés contenir de la viande de boeuf contenaient en réalité de la viande de cheval. Actuellement, il faut environ deux semaines pour repérer l’erreur en cas d’intoxication alimentaire d’un consommateur.

Selon la grande distribution, la blockchain pourrait corriger ce problème.

En France, Carrefour à lancé en mars 2018 sa première blockchain afin d’apporter plus de renseignements sur ses marchandises. Selon Laurent Vallée, secrétaire général et responsable de la qualité et de la sécurité alimentaire pour le groupe Carrefour, « c’est une première européenne qui garantit aux consommateurs une transparence totale sur la traçabilité de nos produits.».

Concrètement, l’ensemble des acteurs d’une chaîne logistique inscrivent chaque étape du processus de fabrication d’un produit alimentaire, depuis sa production jusqu’à son lieu de vente, dans une blockchain.

La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant (théoriquement) sans organe central de contrôle.

Autrement dit, une blockchain est une sorte de base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs. Les informations inscrites dans cette base sont infalsifiables, distribuées à tous et pérennes. Elle est partagée par tous les utilisateurs, sans organe de contrôle, et chacun peut vérifier la validité de la chaîne d’informations.

Une blockchain privée a-t-elle un sens ?

Mais depuis 2015, des blockchains dites “privées” ont fait leur apparition. À la différence d’une blockchain publique, les blockchains privées ou de consortiums permettent de créer un système pour lequel les permissions d’accès, de lecture et de vérification des informations sont contrôlées par un ou plusieurs acteurs. Ces types de blockchains sont utilisées dans différents secteurs. Dans la grande distribution, Walmart ou Carrefour développent des technologies basées sur ces protocoles privés.

Pour Adli Takkal Battaille , président de l’association “Le Cercle du coin” et dirigeant de l’entreprise Catenae, la blockchain à caractère privé de Carrefour n’apporte rien de nouveau. “Après l’arrivée des protocoles comme Bitcoin, certaines entreprises se sont dit qu’il y avait une opportunité de réinventer le métier sur la partie stockage. Et il y a eu une vraie bulle marketing sur la blockchain en disant qu’elle allait tout changer”, souligne-t-il. “Ils ont une blockchain mais est-ce que c’est intéressant et révolutionnaire ? On peut se poser la question. Ce qui est fort dans les protocoles blockchain publiques, c’est l’immuabilité. On ne peut pas réécrire les informations inscrites. Là, ça n’est pas le cas. La blockchain Carrefour est une blockchain privée. Elle n’est pas publique. il y a des rôles différents au sein de la chaine, certains peuvent écrire, d’autres non, certains peuvent vérifier, d’autres non. On est sur une infrastructure avec permission donc tout le monde ne peut pas y participer.”

Bref, Carrefour a mis en place une base de données...

Adli Takkal Battaille considère que le manque de décentralisation peut conduire à une falsification des informations inscrites dans la blockchain.

On retombe sur des problématiques de consensus habituels entre des gens qui ne se font pas forcément confiance (corruption, falsification, censure). Le fait qu’un ou quelques acteurs se réunissent ne protège absolument pas contre la falsification de la base de données… Parfois des entreprises déploient une blockchain et seulement elles la contrôlent. Si elles veulent réécrire l’histoire, elles peuvent. Dans Bitcoin ce n’est pas possible.”, souligne-t-il.

Garance Osternaud et Romain Pepin, consultants internes de Carrefour, travaillent sur le projet blockchain de traçabilité alimentaire. Même s’ils reconnaissent qu’une “matrice d’habilitation a été définie pour chaque acteur de la chaîne”, ils assurent que “Carrefour n’a pas le pouvoir de modifier les informations.”

Mais pour Clément Tequi, consultant chez « Accuracy » et expert en blockchain publique, l’acteur qui gouverne la blockchain peut en théorie modifier l’historique des informations inscrites.

Il serait donc intéressant de connaître précisément la blockchain utilisée par Carrefour. Mais l’enseigne ne souhaite pas apporter d’autres informations sur ce sujet. Adli Takkal Bataille regrette le caractère “opaque de l’entreprise qui n’est pas transparente avec la technologie qu’elle utilise” et l’invite à “publier une documentation précise de manière transparente et publique s’ils n’ont rien à cacher.”

Les informations sur les produits inscrites dans la blockchain sont-elles justes?

Enfin, Adli Takkal Bataille soulève un point important: les blockchains ne peuvent pas garantir la véracité des informations. « Il y a un problème. C’est le fait de considérer que les blockchains sont des machines à vérité. Tout ce qu’elles garantissent ce sont des bits (des unités numériques)… Les blockchains n’ont aucune garantie de véracité mais une garantie d’authenticité de la donnée. Et on peut encore plus douter de l’authenticité de la donnée dans le cas de Carrefour… L’éleveur peut écrire que ses oeufs sont produits en liberté et l’inscrire dans la blockchain. Mais si ce n’est pas le cas, on ne peut pas le savoir.”

Mais alors comment vérifier les informations inscrites? Comment éviter le risque de fraude?

Carrefour estime que l’entreprise ne peut pas contrôler l’ensemble des produits commercialisés. Un risque de crise sanitaire est toujours présent. Cependant, elle espère réduire ce risque en instaurant un service qualité efficace et un comportement vertueux de la part de leur fournisseur. Le groupe insiste sur la volonté de rendre transparentes ses actions grâce à la blockchain. Elle semble leur permettre une meilleure réactivité si un problème est détecté. Mais une base de données apporterait des résultats similaires et serait moins coûteuse. Bien que l’enseigne mette en avant le coté infalsifiable, les experts restent perplexes.

“On est dans du marketing total”.

Developper un tel système chez un groupe comme Carrefour coûte plusieurs millions d’euros”, estime Clément Tequi. On peut s’interroger sur les retombées économiques attendues. Grâce à cette technologie, le géant de la grande distribution espère augmenter le nombre de ventes.

Le but d’une entreprise c’est de vendre. Et la blockchain a fait parler d’eux. Ca peut leur donner une bonne image. Ils ont eu des articles sur leur blockchain des poulets. Même si ça a fait marrer pas mal de monde.. L’application qu’ils ont fourni avec les éleveurs, ils auraient pu le faire sans passer par une blockchain. Ils cherchent juste clairement à surfer sur la vague”, sourit Adli Takkal Battaille.

Selon Grégory Raymond, journaliste chez CapitalOn est dans du marketing total, mais ça permet néanmoins de sensibiliser le grand public à la technologie car il peut scanner un QR Code et obtenir la traçabilité de son produit, même si celle-ci n’est pas garantie à 100%.”

Et de l’autre côté de la chaîne. On en pense quoi ?

Si Carrefour assure que “chaque acteur est autour de la table pour discuter du projet ”, cet éleveur ne semble pas vraiment renseigné sur le sujet : bien que les données le concernant sont inscrites dans la Blockchain par son groupement, il n’en sait pas plus. Il dispose finalement très peu d’informations sur cette technologie. A qui ces données sont envoyées ? Où sont-elles stockées ? Qui les héberge ? Qui peut les visualiser ? Beaucoup de questions sont en suspens. Mais une chose est sûre. Pour lui, ce système de traçabilité existe déjà depuis bien longtemps et la blockchain n’a rien changé.

La société déclare pourtant que les premiers résultats sont très encourageants. Cependant, pour 100 produits vendus, elle enregistre une seule connexion sur son application. Bien qu’il en soit au stade embryonnaire, le projet ne semble pas convaincre le consommateur. Toujours est-il que l’établissement envisage de tracer l’ensemble de ses marchandises Filières Qualité Carrefour d’ici 2022.

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