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par Jef

Affaire Benalla : 1,7 millions de tweets, excusez du pneu

Du gonflage russophile et du dégonflage en marche

Les militants et responsables politiques En Marche se sont jetés, telle la vérole sur le bas clergé, sur une « analyse » faisant état du « gonflage » de l'affaire Benalla sur Twitter par des comptes « russophiles » anormalement actifs.

Rare image de l'affaire Benalla dans son milieu naturel - KOS - Domaine Public

C'est BFMTV qui a ouvert le feu, le 1er août, à propos du « gonflage numérique », artificiel, dont aurait fait l'objet l'affaire Benalla sur Twitter. D'autres ont bien sûr embrayé dans la foulée, par exemple à l'Opinion qui n'hésite pas à titrailler sur « l'activisme de la « russosphère » », où à l'AFP, qui préfère en ces temps de canicule parler d'inondation.

Certains militants ou responsables politiques En Marche en ont bien sûr profité pour sous-entendre que l'engouement du public pour l'affaire Benalla était une construction de Moscou, à l'instar de Benjamin Griveaux. En effet, le porte-parole du gouvernement « juge positive l'initiative » de Frédéric Lefèbvre, patron du mouvement de centre-droit « Agir la droite constructive », qui demande à la commission d'enquête du Sénat de faire la « lumière » sur la « manipulation attribuée aux comptes russophiles ». Outre le fait qu'il soit cocasse d'aller demander aux vénérables sénateurs leurs éclairages sur un quelconque sujet ayant trait à Internet, on rappellera à toutes fins utiles à MM. Lefèbvre et Griveaux que les audiences des commissions d'enquête sur les chaînes d'information en continu ont été des records. À moins qu'ils n'envisagent que les équipes de BFMTV ou LCI aient été infiltrées par les séides du Kremlin, il faudra bien se rendre à l'évidence : cette affaire intéresse nombre de nos concitoyens.

Mais revenons à nos moutons. À l'origine de tout ce remue-ménage, une analyse de l'ONG « EU Disinfo Lab » sur la base de données récoltées avec Visibrain, qui a aspiré les quelque 4 millions de tweets postés à propos de l'affaire Benalla sur le réseau social depuis le départ du bazar. D'après cette « étude », sur les 250 000 comptes ayant posté sur le réseau social, 2600 comptes seulement, soit 1 %, seraient à l'origine de 44 % du volume de tweets, soit environ 1,7 millions. 27 % des comptes incriminés appartiendraient, d'après les chercheurs de l'ONG, à « l'écosystème russophile ».

À ce stade, cette enquête pose de nombreux problèmes. En dehors d'un billet de blog plutôt synthétique publié le 23 juillet, aucune publication ne détaille la méthodologie employée. En fait, de l'aveu même de l'un des chercheurs, l'analyse est encore en cours et elle n'aurait sans doute pas dû donner lieu à des articles de presse à ce stade.

Le contenu même des tweets ne semble pas pris en compte dans l'analyse, on ignore donc la proportion de tweets dénonçant l'affaire Benalla, celle de messages neutres ne faisant que reprendre les informations produites par la presse, ou encore celle de posts relayant des intox. On ne connaît pas non plus la « portée » des tweets de ces comptes « anormalement actifs », qu'il s'agisse du nombre d'impressions ou d'interactions. Nous ne disposons pas d'éléments très fiables, non plus, sur la façon dont a été constitué l'échantillon. Il semble qu'aucun tri n'ait été fait. Les comptes aux valeurs les plus « extrêmes » sont donc susceptibles de déséquilibrer l'analyse.

na zdrowie, durak !

On ignore également le volume de tweets correspondant à nos comptes supposément « russophiles », puisque le chiffre de 27 % s'applique à 2600 comptes, sur les 250 000, et non à la quantité de tweets. Cette analyse comporte aussi un très important biais dans le critère utilisé pour discriminer un compte « russophile » d'un compte bien sous tout rapport. En effet, les chercheurs se sont semble-t'il basés sur leurs observations lors de l'élection présidentielle 2017. Les comptes ayant retweeté souvent Russia Today ou Sputnik sont considérés comme appartenant au groupe des russophiles. Or, si ces organismes sont à l'évidence des organes de propagande du Kremlin, ils ne publient pas uniquement des contenus de propagande. En outre, ces utilisateurs retweetaient-ils du RT ou du Sputnik parce qu'ils sont « russophiles », ou parce que RT et Sputnik, hostiles à Emmanuel Macron, publiaient alors des informations qui allaient dans le sens de leurs propres convictions ?

Il ne fait aucun doute que le Kremlin a à sa disposition des fermes à trolls, et s'en sert. Il est également assez clair que certains mouvements politiques, notamment à l'extrême-droite, ont des alignements idéologiques avec le gouvernement russe. Pour autant, peut-on, sur la base des éléments à notre disposition, en conclure qu'une armée de trolls russophiles a exploité à large échelle, et au profit de Poutine, l'affaire Benalla ? Pour le moment, non.

En revanche, que les réseaux sociaux deviennent un terrain de jeu pour les politiques, sans doute. MM. Lefèbvre et Griveaux ont probablement oublié qu'une tripotée de comptes affiliés à La république en marche (LREM) ont diffusé sur Twitter des images de vidéo-surveillance alors que celles-ci avaient été conservées illégalement par la Préfecture de police de Paris et communiquées, tout aussi illégalement à un conseiller de la présidence, Ismaël Emelien, via Alexandre Benalla. L'idée étant "d'innocenter" Alexandre Benalla en montrant que les personnes qu'il avait tabassées et arrêtées illégalement avaient au préalable lancé des objets sur les policiers. D'ici à ce que ces comptes aient retweeté un jour du RT ou du Sputnik... On ne serait pas sortis de l'auberge...

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