Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Antoine Champagne - kitetoa

Analyse d'une rumeur sur les victimes du Bataclan

Non, les terroristes n'ont pas coupé les parties génitales ni décapité des otages

Elle circule depuis 2015 sous plusieurs formes, relancée par le père de l'une des victimes, cette rumeur est infondée. Les terroristes ont bien réalisé un carnage dans la salle de spectacle, mais personne n'a eu les parties génitales coupées ni n'a été éviscéré ou n'a eu la tête tranchée.

Le phénomène de la rumeur a produit des tonnes de littérature. Jean-Nöel Kapferer est l'un des auteurs qui fait référence sur ce sujet, pour ceux qui veulent pousser plus loin. Peu après l'attentat au Bataclan, une rumeur s'est propagée comme une traînée de poudre sur les sites d'extrême-droite, dans des journaux étrangers et même, en France dans les colonnes de Valeurs Actuelles. La rumeur veut que des personnes aient été castrées, éviscérées, on leur aurait arraché les yeux, on en passe. Cette rumeur est fausse.

La semaine dernière, un couple, qui sachant que je suis journaliste et que j'écris sur le sujet des attentats, me livre sur le ton de la confidence l'information suivante : "il y a des choses qui ne sont jamais sorties dans la presse. Nous avons un ami gendarme qui était parmi les forces de l'ordre entrée au Bataclan après l'attentat. Il a vu des gens éviscérés, des parties génitales coupées et placées dans la bouche des victimes".

 

Les plus vieux se souviendront immédiatement du cliché faisant référence à la guerre d'Algérie et des horreurs pratiquées à cette époque et déjà, à l'époque d'une rumeur très similaire lors d'une attaque contre les forces françaises.

N'ayant pas, au cours de mes propres recherches sur l'attentat du Bataclan trouvé de validation de cette rumeur, je décide de me replonger dans l'affaire. Cette rumeur a été démentie par plusieurs journaux, dont l'Obs ou Le Monde en juillet 2016. Les deux journaux ont à l'époque très bien démonté le chemin de la rumeur. Outre les témoins spontanés qui n'ont rien vu mais qui savent que..., il y a le rapport (n°3922) de la commission de l'Assemblée nationale relative aux moyens mis en oeuvre par l'Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

Lors de l'audition de  Michel Cadot et de Christian Sainte, respectivement préfet de police de Paris et patron de la police judiciaire parisienne, Georges Fenech évoque la source de la rumeur :

M. le rapporteur.  Les terroristes du Bataclan ont-ils commis des décapitations ou des mutilations ? Des décès se sont-ils produits autrement que par fusillade ou explosion ? Nous sommes saisis d’informations contradictoires – dont certaines nous ont été communiquées lors de nos auditions – qu’il faut éclaircir.

M. le président Georges Fenech.  En effet, la commission est troublée par ces informations, qui n’ont filtré nulle part. Ainsi, le père de l’une des victimes m’a adressé la copie d’une lettre qu’il a transmise au juge d’instruction, que je cite en résumant : « Sur les causes de la mort de mon fils A., à l’institut médico-légal de Paris, on m’a dit, et ce avec des réserves compte tenu du choc que cela représentait pour moi à cet instant-là, qu’on lui avait coupé les testicules, qu’on les lui avait mis dans la bouche, et qu’il avait été éventré. Lorsque je l’ai vu derrière une vitre, allongé sur une table, un linceul blanc le recouvrant jusqu’au cou, une psychologue m’accompagnait. Cette dernière m’a dit : ‟La seule partie montrable de votre fils est son profil gauche.” J’ai constaté qu’il n’avait plus d’œil droit. J’en ai fait la remarque ; il m’a été répondu qu’ils lui avaient crevé l’œil et enfoncé la face droite de son visage, d’où des hématomes très importants que nous avons pu tous constater lors de sa mise en bière. »

Ce témoignage précis pourrait corroborer les propos que nous a tenus l’un des fonctionnaires de la BAC, selon lequel l’un des enquêteurs a vomi immédiatement en sortant du Bataclan après avoir constaté une décapitation et des éviscérations. Avez-vous connaissance de tels faits ?

M. Michel Cadot.  Je n’ai eu aucune connaissance de ces faits, ni par l’Institut médico-légal ni par les fonctionnaires en question. Il appartient de toute évidence à l’enquête judiciaire d’en apprécier la véracité. J’ai néanmoins compris qu’il n’a été retrouvé sur le site de l’attaque aucun couteau ni aucun autre engin tranchant qui aurait permis ce type de mutilations. Il sera aisé de le vérifier dans le cadre de l’enquête. En ce qui me concerne, encore une fois, je n'ai reçu aucun message de la sorte provenant de l’Institut médico-légal ou de la direction de tutelle de la BAC concernée.

M. Christian Sainte.  Je ne peux guère m’avancer sur ce point, compte tenu de l’état de l’enquête, mais rien, en l’état actuel de mes connaissances, ne me permet de penser que ce qui vient d’être lu est juste. Je précise, pour que les choses soient claires, que certains des corps retrouvés au Bataclan étaient extrêmement mutilés par les explosions et par les armes, à tel point qu’il fut parfois difficile de reconstituer les corps démembrés. Autrement dit, les blessures que décrit ce père peuvent aussi avoir été causées par des armes automatiques, par les explosions ou par les projections de clous et de boulons qui en ont résulté.

M. le président Georges Fenech.  On lui aurait mis ses testicules dans la bouche…

M. Christian Sainte.  Je ne dispose pas de cette information et, si ces faits avaient été établis, je pense qu’une telle information ne m’aurait pas échappé.

Mais l'Obs ou Le Monde ne vont pas beaucoup plus loin à l'époque. Ce récit d'un père de victime existe en effet.

Un récit glaçant

La lettre a effectivement été envoyée par le père d'une des victimes. Il a également fait mention au juge lorsqu'il a été entendu de telles atrocités.  Selon lui, lorsqu'elle s'est présentée à l'Institut médico-légal (IML), on lui aurait dit à l'accueil : "je vais vous dire la vérité sur la mort de votre fils car personne ne vous la dira, votre fils, on lui a coupé les testicules et on lui a mis dans la bouche et on l'a éventré et il a perdu tout son sang". La psychologue lui aurait par ailleurs dit : "je vais vous expliquer comment ça va se passer, je vais ouvrir cette porte, votre fils est derrière cette porte, il est à gauche derrière une vitre, il est allongé, il a un linceul blanc jusqu'au cou et on ne vous montrera que la partie gauche du visage car la partie droite n'est pas montrable". On lui aurait également dit que l'oeil droit de son fils avait été crevé et enlevé. Par la suite, lors d'un hommage aux invalide, un blessé du Bataclan lui aurait dit : "ils l'ont emmené, lui ont baissé son pantalon et lui ont coupé le sexe, le sang a giclé et au bout d'un certain temps, ils lui ont enfoncé le couteau dans le ventre et lui ont remonté jusqu'en haut. Ils ont sorti les entrailles, les ont jetées par terre (...)".

Une plongée dans l'abîme...

Le père de la victime demandera par le biais de son avocat la transmission des examens médicaux pratiqués sur son fils pour connaître la vérité.

Ces examens démontrent que ces atrocités n'ont pas été commises.

L'officier de police judiciaire présent à l'IML le soir de l'attentat ne fait absolument pas mention d'une émasculation et précise que les médecins légistes font état de plusieurs "trajets" balistiques : au niveau du bras gauche et des membres inférieurs. Un scanner a par ailleurs été réalisé et les impacts sont mentionnés  : bras gauche, thorax, cuisse, genoux. Rien au niveau de la tête, rien au niveau de l'appareil génital. Le rapport d'examen médico-balistique confirme : "absence de lésion des organes génitaux externes". En décembre 2015, la compagne de la victime était par ailleurs entendue : elle précisait les circonstances de sa mort. Ils tentaient tous deux de s'extraire de la fosse de la salle de spectacle quand il a été tué.

Que ces trois examens médicaux aient été réalisés dans les heures ou les jours qui ont suivi l'attentat, qu'ils soient concordants, que la compagne de la victime explique que son compagnon est mort dans la fosse et n'a pas été emmené dans une pièce pour être torturé et mutilé, rien n'y fait. La rumeur court encore en 2017. Elle sous-entend un complot, une censure orchestrée par le gouvernement français qui viseraient à "minimiser" l'atrocité des attentats, une forme de "complicité" de l'Etat, une tentative de tuer dans l'oeuf la naturelle guerre civile - dans l'esprit de l'extrême droite - qui devrait survenir contre les barbares musulmans... On ne peut pas lutter contre la bêtise et la mauvaise foi.

Mieux vaut se concentrer sur la mémoire des victimes, ne pas les oublier.

 

Mise à jour du 26 octobre 2021

Le père de la victime évoque à nouveau la rumeur au procès

Lors du procès des attentats du 13 novembre, Matthieu Suc de Mediapart rapporte que le père de la victime a tenté de relancer la rumeur :

Compte rendu du procès par Matthieu Suc de Mediapart
Compte rendu du procès par Matthieu Suc de Mediapart

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