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Édito
par Yovan Menkevick

Pourquoi parler de l'emploi au lieu du travail ?

La novlangue est une arme de manipulation massive. Particulièrement bien employée, elle peut permettre un grand nombre de choses pour ceux qui l'utilisent, c'est-à-dire les gens de pouvoir. En 2014, un mot est employé à toutes les sauces, récupéré, dégueulé à qui mieux mieux par les dirigeants qu'ils soient d'entreprises ou du pouvoir politique : l'emploi.

La novlangue est une arme de manipulation massive. Particulièrement bien employée, elle peut permettre un grand nombre de choses pour ceux qui l'utilisent, c'est-à-dire les gens de pouvoir. En 2014, un mot est employé à toutes les sauces, récupéré, dégueulé à qui mieux mieux par les dirigeants qu'ils soient d'entreprises ou du pouvoir politique : l'emploi. Regardons de plus près, après le superbe discours de novlangue de Manuel Valls, nouveau Premier Sinistre de la Fraaaaance, ce qu'il en est de ce fameux concept de l'emploi.

Des courbes, du pouvoir d'achat, et de l'emploi, mais pas de travail…

Ce n'est pas un effet innocent de la réalité économique si l'on parle de courbe du chômage, au lieu de parler des millions de personnes qui cherchent du travail et n'en trouvent pas. Le pouvoir d'achat est lui aussi une belle métaphore pour parler de la paupérisation de plus en plus grande d'une part toujours croissante de la population hexagonale. Mais le mot le plus beau, le plus pervers, le plus lamentable, utilisé à l'envi, est celui d'emploi. Imaginez quand même qu'un ministère existe, et qu'il porte un nom très clair pour parler d'un concept évident : celui du travail. Et pourtant, le ministère du Travail, parle…d'emploi. Alors que travailler est quelque chose de concret : c'est un concept assez intéressant qui veut que quelqu'un exerce un métier, ou une activité précise, et est rétribué ou non pour cela.

Un travail peut être bénévole, mais il a une valeur, il est synonyme d'une somme d'efforts effectués par celui qui l'exerce. Tout le monde est unanime pour s'accorder sur ce constat : travailler est une chose qui peut être épanouissante, aussi bien qu'aliénante, mais on sait ce que c'est. Alors pourquoi les praticiens de la novlangue politique ne parlent-ils jamais de travail, mais uniquement d'emploi ? Alors qu'ils ont créé un ministère du travail ?

L'emploi, c'est bien pratique…

Parler d'emplois c'est parler d'unités, c'est une manière de sortir de la réalité humaine, de régler l'urgence, le problème humain du manque de travail avec des chiffres : il faut créer X emplois, nous avons un problème de création d'emplois, les entreprises devraient générer tant d'emplois avec le dernier pacte à la mords-moi-le-nœud savamment concocté dans les cabinets des crânes d'œuf de Bercy —ou du ministère du travail désormais aux abonnés absents, si ce n'est dans l'intitulé. Avec l'emploi, on ne parle pas de la réalité, on discute juste chiffres, courbes, tendances. C'est bien pratique. Ca évite de traiter du fond de l'affaire, de la merde dans laquelle sont les gens qui n'ont pas du tout de travail, pas assez de travail, ou un travail pas bien rémunéré.

L'emploi est un outil statistique. Le travail est une expression de l'engagement dans la société, un rôle. Qui veut un emploi ? Les praticiens de la novlangue se sont-ils posés cette question ? Les gens ne veulent pas un "emploi", ils veulent un travail : une activité qui correspond à leurs compétences, leur talent, leur métier. Un musicien travaille son instrument, il ne s'emploie pas à en jouer. Musicien c'est un travail, pas un "emploi". Parce que trouver un emploi à quelqu'un, en réalité, c'est simple : on balance la personne dans n'importe quoi de vaguement rémunéré, et c'est fait, elle a un emploi. On emploie des gens : on leur donne un salaire, et puis les vaches sont bien gardées. Très sincèrement, les entreprises ont besoin de gens de métier, de gens qui travaillent, donc de travailleurs. Pas de vulgaires employés. Mais c'est là que le bât blesse, et que la novlangue est importante : les travailleurs, ça coince en novlangue 2.0.1.4.

 Le travailleur, cette bestiole disparue

Oui, en 2014, on a des employés, et donc des emplois. Les travailleurs ? Disparus mon brave, y'en a plus. Casfaitpus. On a plus ça en boutique. Remarquez que "travailleurs" ça fait un peu peur, hein : on sent les communistes avec  la faucille entre les dents et le marteau planqué dans le dos. Si vous estimez qu'il faut créer du travail, permettre aux gens de travailler, vous arrivez vite aux travailleurs, et c'est ennuyeux dans la novlangue actuelle. Petit point spécial talonnettes : l'ancien président de la République française a beaucoup parlé de travail, avec un slogan incroyable "travailler plus pour gagner plus". Mais toute sa rhétorique novlanguesque est resté bloquée là dessus, puisqu'il est très vite revenu sur l'emploi, ses création, ses chômeurs, son manque de flexibilité, etc, etc…Pas de travailleurs. Pourquoi ? Et bien voyez-vous, les travailleurs, ça se réunit, ça fait des grèves, ça revendique, c'est politique. Un employé ? Heu…un employé, c'est docile, ça a peur, ça craint pour son "emploi", un employé ça ferme surtout sa gueule. Oui, la différence entre emploi et travail existe. Elle est très importante. Et le problème français (comme d'autres pays industriels), c'est que le travail, en réalité, c'est terminé. Donc, parlons emplois, ça ne mange pas de pain.

Le fond de l'affaire est donc là : il n'y a quasiment plus de travail. Juste des "emplois", dans les services surtout. Des trucs pas terribles, que n'importe qui peut faire, ou alors, à l'inverse, très qualifiés, mais en petit nombre. La désindustrialisation, ses travailleurs désintégrés, est passée par là. La compétition mondialisée repue de délocalisations aussi. Que fait-on quand il n'y a presque plus de travail ? On crée des emplois. Même bidons, plus ou moins fabriqués, aidés, n'importe quoi pourvu que ça cache ce phénomène terrifiant qu'est la disparition du travail. Employons mes braves, employons ! Et surtout n'oubliez pas de chercher un emploi, pas un travail : on ne sait jamais, vous pourriez avoir un certain pouvoir à termes. Le pouvoir qu'un travail procure : ne dit-on pas "travailler à" ? Parce que "s'employer à", vous avouerez qu'on est plus proche de la difficulté que de l'action positive. On sent les rames et les vents contraires dans l'expression "s'employer à", non ?

Tout va donc résider, dans les mois qui viennent, dans la capacité du nouveau Premier Sinistre à démontrer qu'il réussit à inverser la courbe du chômage (en dégageant un maximum d'indemnisés de Pôle-emploi (pas du Pôle-travail, ça n'existe pas, étrange, non ?), augmenter le pouvoir d'achat (rendre un tout petit moins pauvre une partie exsangue de la population) et créer de l'emploi (filer des ronds ou en prendre moins à des entreprises pour qu'elles créent des postes qu'elles auraient créés de toute manière).

Quant au travail et aux travailleurs, ils attendront. La question n'est pas la réalité, non. La question est ce que l'on arrive à faire croire aux masses. Le reste est sans intérêt. A bon entendeur…

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