Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par bluetouff

Petites chroniques ordinaires de la neutralité des réseaux

En avril 2010, l'ARCEP organisait un colloque sur le sujet de la neutralité de réseaux. On peut considérer l'évènement comme un succès, largement relayé dans les média, sur les sites web et les réseaux sociaux, ce colloque avait permis d'éveiller plus d'une conscience aux problématiques complexes soulevées par le concept de neutralité.

En avril 2010, l'ARCEP organisait un colloque sur le sujet de la neutralité de réseaux. On peut considérer l'évènement comme un succès, largement relayé dans les média, sur les sites web et les réseaux sociaux, ce colloque avait permis d'éveiller plus d'une conscience aux problématiques complexes soulevées par le concept de neutralité. Tout avait commencé par une série d'interviews vidéo de différents acteurs du Net plus ou moins légitimes pour mériter qu'on attache un quelconque sérieux à leur positions. Il s'en suivait une consultation pour laquelle vous êtes invités à lire la réponse faite par French Data Network (FDN).

Des discours prémonitoires

Nous nous interrogions d'ailleurs sur les étranges similitudes de discours entre le PDG d'Orange, Stéphane Richard, et celui de madame Gabrielle Gauthey, directrice des relations institutionnelles d'Alcatel-Lucent (comprenez lobbyiste d'Alcatel-Lucent, une entreprise qui en connait un bras sur la neutralité des réseau puisqu'elle a notamment bien "neutralisé" le réseau Internet à coup de Deep Packet Inspection pour la junte birmane). Les deux s'accordaient pour mémoire à à décrire Internet comme "ouvert", mais pas comme "neutre", la notion de ne neutralité ne leur plaisait pas.

Stéphane Richard nous avait fait une démonstration d'incompétence, expliquant à demi-mots qu'il était un gestionnaire, que la technique il n'y comprend rien, mais que comme c'est un gestionnaire, la question de la neutralité avec le gros vilain Google qui occupe 35% des ressources de son réseau, il aimerait bien le faire cracher au bassinet. Conclusion, pour Stéphane Richard, Internet n'est pas neutre, mais il est ouvert (ouvert à tous les fournisseurs de contenus qui voudront bien payer pour que ça marche bien, pour les autres, ce sera ouvert aussi, mais ça marchera moins bien). Cette "petite précision sémantique" tuant la neutralité en la faveur du pléonasme "Internet Ouvert" (Internet fermé, on a coutume d'appeler ça un Intranet), est d'ailleurs l'axe fort de communication d'Orange, la boite "Open"... enfin ça dépend à qui. Là où Stéphane Richard voulait rassurer les internautes et apaiser le soupçon qui pesait sur les opérateurs de privilégier certains contenus à d'autres, il nous a fait la parfaite démonstration du contraire l'année dernière en déclarant que le trafic drainé par Cogent était du trafic de contenus illégaux et qu'Orange n'avait donc pas à faire sorte que ça fonctionne correctement. Petite citation d'Orange à mettre en parallèle des 35% de Nicolas Sarkozy :

« La croissance du trafic Megaupload atteint 15 % à 20 % chez Orange chaque trimestre, plus rapide, désormais, que celle de YouTube. »

Et Cogent de lui opposer :

« France Telecom s’exprime volontier publiquement sur la congestion des réseaux, mais force est de constater que lorsqu’il s’agit de fournir à ses clients des flux de données de plusieurs mégabits pour ses propres services (vidéo a la demande), cette prétendue congestion ne semble pas poser de problèmes… (…)Nous pensons que leur refus d’augmenter les capacités d’interconnexion est dictée par une stratégie d’intégration verticale, notamment dans la diffusion de contenus et l’offre de services à valeur ajoutée pour leurs clients (…). Le problème, c’est que, pour ce faire, ils détériorent volontairement la qualité des services concurrents disponibles sur l’Internet, ou essaient de leur faire payer un « droit d’entrée » sur leur réseau… »

Retour sur le discours de Stéphane Richard à L'ARCEP, vous allez voir, c'est exquis...

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Madame Gauthey, une ancienne (et regrettée) de l'ARCEP, aujourd'hui lobbyiste de son état, n'aimait pas le terme de neutralité à cause de l'aspect multimentionnel du terme. Pour elle, pas de doute, les services délivrés ne peuvent exister s'ils ne sont pas managés, c'est à dire managés par les routeurs de services que vend son entreprise "acheeeeteeeeez mon DPI, vos paupières sont louuuuurdes, le MPLS saybiiiiien®, le best effort saypabiiiieeeeen". Elle enchaine en vous expliquant que tous les flux n'ont pas besoin de la même qualité de service, ça tombe bien, c'est une autre fonctionnalité des routeurs de services d'Alcatel Lucent, de la différenciation de trafic... Et devinez ce qu'expérimente Orange en ce moment sur les réseaux 3G pour les professionnels ? Bingo, du data différencié, ou le bien nommé "l'Internet kesituraksamarchmieux", ou encore les prémices de l'Internet à 2 vitesses, pour le moment en 3G, bientôt dans vos RJ45. Passons sur la suite mais il serait intéressant de creuser un peu plus le discours de madame Gauthey.

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L'ARCEP, que l'on s'attendait à voir mettre son nez dans la prise d'otage des internautes par Orange et Cogent a été bien silencieuse. Chez Reflets, nous avions trouvé ça plutôt étrange vu la gravité des accusations portées par Cogent sur Orange mais surtout à l'égard des inconfrorts que les Internautes vivent au quotidien (moins maintenant depuis la fermeture de Megaupload dont une bonne partie du trafic passait par Cogent). Les Freenautes qui se plaignent d'accès à Youtube dans des conditions pitoyables sont nombreux, c'est encore là l'un des effets de l'absence totale de régulation des interconnexions. Sur ce point cependant, l'ARCEP a dit s'intéresser de près au problème.

L'ARCEP et la régulation des interconnexions

Internet est constitué de réseaux autonomes (AS), interconnectés par des Internet Exchange Points (IXP), ou PEX, pour Peer Exchange. Orange, Free, tous les opérateurs, des entreprises, des administrations, disposent de leur AS. Tout ce petit monde s'échange des volumes de trafic. Pour schématiser, quand les volumes s'équilibrent, il n'y a pas de problème, on ne se facture pas, on se tape dans la mimine et l'interconnexion est un échange de bons procédés. Le gros problème aujourd'hui, c'est que la majorité des contenus, et encore plus depuis qu'HADOPI qui a tué le peer to peer, l'internaute va les chercher là où il se trouvent. C'est à dire outre-Atlantique. Ce qui donne lieu à des situations cocasses :

L'ARCEP publie régulièrement une étude sur la performance des FAI. La méthodologie utilisée est assez critiquable. Elle se borne en gros à demander aux FAI si leur Internet fonctionne bien, puis elle publie un rapport pour expliquer que tout va bien. En attendant la France est toujours dans le peloton de queue du déploiement du FTTH.

Difficile il est vrai pour l'ARCEP de mettre son nez dans les IXP. Elle a d'ailleurs récemment tenté de le faire au LINX, un IXP localisé à Londres et concentrant pas moins de 400 gros opérateurs qui peerent (échangent du volume de données) allègrement. L'ARCEP voulait collecter quelques informations relatives aux accords de peering (les accords qui régissent les termes d'échange des volumes de trafic entre opérateurs). La requête de l'ARCEP au LINX, présentée sous forme de questionnaire visait donc à obtenir des informations sur des accords entre opérateurs délivrant des services en France... qui ne sont pas forcément basés en France. Et c'est là que ça bloque. LINX refuse en toute logique de fournir  à l'ARCEP des données relatives aux opérateurs non localisés en France en reconnaissant le vide juridique autour de cet environnement par nature globalisé, mondial, interconnecté, interdépendant... Vous pouvez télécharger la réponse de LINX à l'ARCEP ici (PDF). On se demande du coup si l'ARCEP ne met pas un certain entrain, à "mettre son nez là où il n'y a pas de problème". Et ça, ce n'est pas Reflets qui le dit, mais un gros fournisseur de service d'origine américaine.

Petits arrangements entre amis

L'ARCEP selon notre source, serait aller gratter du coté où elle était assurée de ne pas avoir de réponse à donner. Au seul niveau français, il y aurait bien des tentatives d'entente sur les prix et conditions entre opérateurs, dont une assez récente impliquant l'opérateur historique qui aurait démarché tous les FAI pour mutualiser les accords avec les CDN. Free aurait été sur le point de signer mais se serait rétracté sentant un mauvais coup avec la médiatisation de l'affaire dont nous parlions plus haut entre Cogent et Orange. SFR des côté aurait refusé qu'Orange régisse l'interconnexion pour tout le monde par le biais de son point d'entrée, Opentransit. Tout ceci est bien évidemment à prendre au conditionnel, les opérateurs ne sont pas spécialement locaces sur la question. D'ailleurs, on sent bien que tout ce qui touche au peering, en France comme ailleurs, c'est plutôt l'omerta.

Dans la réponse du LINX à l'ARCEP, on apprend que moins de 0,5% des accords ont fait l'objet d'un contrat écrit, soit 698, le reste, soit 141 512, sont des "handshake agreements", soit des accords "poignée de main". Les accords qui régissent ces relations entre opérateur sont donc opaques par défaut, et LINX de renvoyer la balle en expliquant qu'ajouter un formalisme à cette pratique induirait un coût administratif supplémentaire... le coût de la professionnalisation et de l'information des internautes sur les FAI ?

Mais l'ARCEP peut elle être compétente sur des pratiques assimilables à des accords commerciaux internationaux ? Avons nous besoin d'un gendarme des interconnexions au niveau européen, capable de contraindre les opérateurs à faire la lumière sur leurs accords afin que les internautes puissent, en toute liberté, choisir celui qui conviendra le mieux à son utilisation ? La réponse est complexe, mais avant de remonter

Dis moi avec qui tu peer je te dirai si ça rame

Tous les FAI ne jouissent pas de la même interconnexion, ces accords sont avant tout commerciaux. Les victimes de ces accords ou de ces manques d'accords font qu'au final, ce sont les internautes. Pratiquer des prix bas pour accéder à Internet a forcement, un jour où l'autre un impact sur la qualité de l'interconnexion avec tel ou tel transitaire ou tel ou tel réseau abritant des contenus. Il faudra, un jour lever le voile sur ces secrets qui n'ont pas lieu d'être, l'absence de contrôle et de régulation est issue des vielles pratiques d'Internet, celles où Internet était encore un réseau relativement symétrique où on pouvait se taper dans la main pour peerer avec le voisin. Evidemment, la solution idéale serait que l'Europe arrive à rétablir une certaine symétrie des échanges... ou prier pour que Google vienne installer des datacenters vers chez nous, mais ça c'est pas demain la veille.

 

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