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Dossier
par bluetouff

Petit retour sur la cession fantoche d'Eagle par Amesys Bull à Advanced Middle East Systems (AMESys)

Parmi les nombreuses questions que nous nous posons encore chez Reflets sur le dossier Amesys, il y en a une que nous n'avons pas beaucoup abordé. Il s'agit de la cession d'Eagle, le logiciel de surveillance global développé par Amesys (I2E à l'époque), qui a été cédé à Advanced Middle East Systems une émanation directe d'Amesys. Il y a comme quelques petits incohérences dans les divers sons de cloches émanant tantôt de Bull tantôt de Bercy, tantôt de Matignon, sur cette "cession" guignolesque.

Parmi les nombreuses questions que nous nous posons encore chez Reflets sur le dossier Amesys, il y en a une que nous n'avons pas beaucoup abordé. Il s'agit de la cession d'Eagle, le logiciel de surveillance global développé par Amesys (I2E à l'époque), qui a été cédé à Advanced Middle East Systems une émanation directe d'Amesys. Il y a comme quelques petits incohérences dans les divers sons de cloches émanant tantôt de Bull tantôt de Bercy, tantôt de Matignon, sur cette "cession" guignolesque. Particulièrement surprenant pour un groupe comme Bull, coté en bourse, et dont l'Etat français est quand même le 3e actionnaire.

Nous vous proposons de revenir sur cet épisode assez singulier, depuis la publication du communiqué de presse de Bull jusqu'à aujourd'hui, où en l'espace de quelques mois, les questions se sont multipliées.

Cédé ou pas cédé ?

Aujourd'hui encore, il subsiste beaucoup de zones d'ombres sur la cession d'Eagle, et ce pour des raisons diverses. Les déclarations des divers intervenants suscitent bien plus de questions qu'elles ne proposent de réponses. Au final, on en vient à se demander si Eagle a réellement été vendu, ou s'il a simplement été transféré à Nexa Technologies sous enseigne Advanced Middle East Systems, dans un autre pays pour qu'Amesys puisse continuer à en faire commerce sous couvert d'une société écran basée aux Emirats Arabes Unis... le tout sous la bienveillante égide des services extérieurs. Les EAU sont de gros demandeurs de ce genre de solutions, et donc avec un risque quasi nul de se voir un jour restreint à l'exportation par une procédure trop contraignante comme ceci devrait déjà être le cas en France.

"signé un accord d'exclusivité pour négocier la cession des activités de sa filiale Amesys relatives au logiciel Eagle, destiné à construire des bases de données dans le cadre d'interception légale sur internet" 

On reconnait là un communiqué assez particulier au choix des mots et à la lumière du mystérieux acquéreur sur lequel le groupe Bull n'a jamais communiqué autrement que par le biais de ces quelques mots.

On apprend donc que les négociations n'étaient pas ouvertes à la concurrence puisque le communiqué explique clairement qu'un accord d'exclusivité a été signé. Une exclusivité, oui, mais une exclusivité consanguine.

Stratégique ou pas stratégique ?

Poursuivons cette instructive lecture :

"Cette activité n'est pas stratégique pour le Groupe Bull qui souhaite se concentrer sur son expertise en matière de systèmes critiques électroniques et en particulier sur les domaines concernant la protection des personnes et du territoire."

Le communiqué nous explique ensuite que cette activité n'est pas stratégique et que le groupe souhaite se concentrer sur les activités relatives à la protection des personnes et du territoire...

Tout de suite, on se demande à quoi pouvait bien servir Eagle si ce n'était pas à la protection des personnes et du territoire. Amesys disait avoir conçu (sur mesure pour le régime de Kadhafi), un outil "pour traquer le pédophile et le terroriste". Au moins, on comprend qu'Eagle protège moins de personnes qu'il ne permet d'en torturer. En fait Eagle protège surtout les dictateurs.

En attendant, les 5 libyens qui ont témoigné en juin dernier des tortures dont ils ont été victimes ne sont ni terroristes, ni pédophiles.

Rentable ou pas rentable ?

Eagle est un dispositif éminemment stratégique (et vanté en tant que tel sur les plaquettes d'Amesys) en matière de renseignement d'origine électromagnétique. Nous savons que le régime de Kadhafi est loin d'être le seul a en avoir profité. Nous savons aujourd'hui que des millions de "pédophiles et de terroristes" marocains, qatari et gabonais communiquent sous la bienveillante attention d'un Eagle. Pour le Maroc, rien qu'en disques durs, la facture s'élevait à plus de deux millions d'euros, auxquels il faudra évidemment ajouter les sondes, le support, le logiciel, quelques gros routeurs etc etc....

Le marché libyen aura permis à Amesys (alors I2E) de s'acquitter de rétro-commissions pour une somme rondelette de 4,5 millions d'euros. On se dit logiquement que le marché a été plutôt rentable. Le hic, c'est que nous sommes en 2007/2008 et que ce type de rétro-commission est illégal depuis 2000.

Question : Pourquoi met-on plus d'empressement à décorer Philippe Vannier de la légion d'honneur qu'à l'entendre sur son rôle dans ces versements de rétro-commissions ?

Ces histoires de gros sous ne s'arrêtent évidemment pas à des rétro-commissions illégales. Toujours dans notre communiqué qui annonce la cession de ces activités : non plus massives mais "légales", non destinées à la protection des personnes et du territoire, non stratégiques, on apprend maintenant qu'elles représentent peanuts pour Bull :

"L'activité cédée représente moins de 0,5% du chiffre d'affaires du Groupe Bull."

Vous noterez que l'on parle ici de chiffre d'affaires, mais qu'aucune allusion n'est faite à la rentabilité, à la marge dégagée sur ce type de produits.

Eagle se vend d'ailleurs si bien dans des pays où les droits de l'Homme ne sont pas la préoccupation du moment qu'I2E Amesys était en mesure de débloquer des rétro-commissions de plusieurs millions d'euros... et on imagine évidemment mal que ces rétro-commissions étaient débloquées à pertes.

Eagle est tellement peu rentable et tellement pas stratégique d'ailleurs, qu'assez étrangement, le FSI (Fond Stratégique d'Investissement), devenait en Aout 2011 le 3e actionnaire de Bull (derrière Crescendo, la Holding de Philippe Vannier, fondateur d'Amesys et actuel PDG de Bull) puis 11 mois plus tard en juillet 2012, cédait une partie de ses participations dans Bull pour passer sous la barre des 5%. Si vous avez loupé un épisode, le FSI, c'est bien évidemment l'État. Rapport de cause à effet induit par le communiqué de presse annonçant la cession ou pas ? Des analystes financiers avaient d'ailleurspointé du doigt le rachat d'Amesys par Bull :

"L'acquisition d'Amesys ne répond pas, selon les analystes, aux grands défis structurels de la société. L'inéluctable chute de la profitabilité de la branche Hardware & Systems solutions (32% du CA) et le laborieux redressement de la branche Services & Solutions (44% du CA) supposeraient une acquisition dans l'une de ces deux divisions."

Grand public ou pas grand public ?

Eagle est une solution tellement grand public qu'on le cède un peu sous le manteau à une société préalablement créée de toutes pièces par un dirigeant de la société qui cède le logiciel en question... vous noterez tout de suite que pour un logiciel grand public, c'est pas franchement commun.

GLINT/Eagle, une solution "stratégique et Nation Wide" grand public qui sera du meilleur effet dans votre salon :

Autorisation ? Pas autorisation ?

Quand le cabinet du premier ministre nous rétorque qu'il n'y a nul besoin d'autorisation pour vendre ce type de dispositif (matériel et logiciel), clé en main (et à plus forte raison à un terroriste comme Abdallah Al Senoussi), on sent comme un petit décalage entre les différents sons de cloches... alors ? Autorisation ? Pas autorisation ?... observons les faits.

Dans une documentation commerciale datée de 2008, Amesys oppose l'interception légale à l'interception massive, pour vanter Eagle (21_200810-ISS-PRG-AMESYS : pdf/942Ko):

L'argument du cabinet du premier ministre qui tente péniblement de démontrer qu'il s'agit d'une solution grand public s'écroule comme un château de carte à la simple évocation du mot "massif". Pourquoi ? Car ce matériel ne sert évidemment pas à de l'interception légale, ciblée, sous le contrôle d'un juge. Cette solution est explicitement dédiée à mettre l'ensemble d'une population sur écoute, c'est du "Nation wide", dimensionné à l'échelle d'une nation. Comparer une solution de renseignement d'origine électromagnétique à l'échelle d'une nation à une solution "grand public", c'est vraiment prendre les gens pour des cons... Du même niveau que comparer Eagle à un stylo.

Pourtant la réponse reste invariablement la même, attention vous allez voir c'est assez surprenant... gouvernement différent... même réponse mots pour mots !

Question de Hervé Feron du 6 décembre 2011, réponse d'Alain Juppé du 13 mars 2012

Question de Jacqueline Fraysse du 28 aout 2012, réponse du 23 septembre 2012

Question de Isabelle Attard du 15 janvier 2013 et réponse de Laurent Fabius du 5 mars 2013 :

Cette réponse est un communiqué sponsorisé par la DGSE est donc librement réutilisable par tous les gouvernements, de gauche comme de droite... circulez, y'a rien à voir.

Légalement, si nul besoin d'autorisation pour exporter ce type de solution, il n'y a pas non plus d'autorisation pour céder un système stratégique Nation Wide à une enseigne établie aux Emirats Arabes Unis... logique.

 Complicité d'actes de torture ou pas complicité ?

Mediapart, par la plume de Fabrice Arfi et Pierre Alonso (accès payant) relatait le calvaire vécu par 5 opposants politiques libyens grâce à cette activité pas stratégique, pas rentable, pas franchement légale, pas franchement cédée et surtout, grand public. Ils ne sont évidemment ni pédophiles, ni terroristes et leurs témoignages sont édifiants :

« Ils voulaient savoir quel était le mot de passe de mon mail. J'ai toujours refusé. Après trois jours sous la torture, j'ai craqué et je leur ai donné les codes. Mais ils se sont moqués de moi. Ils m'ont montré un paquet de copies qui était posé sur la table et ils m'ont dit qu'ils avaient tout, qu'ils étaient au courant de tout. »

Cet article nous apprend même que les autorités libyennes ont été en mesure d'intercepter et décoder des conversations Skype :

« On m'a fait écouter des conversations orales sur Skype entre moi et un opposant, Mohammed, qui réside aux États-Unis. »

Il est de notoriété publique qu'on intercepte du Skype avec des outils grand publics...

Eagle, une arme électronique non létale, mais qui a occasionné de véritables souffrances :

« Il y avait deux méthodes pour l'électricité, soit par un bâton électrique, soit par des câbles. Pour le câble, on m'enlevait la chemise. Ils touchaient les parties sensibles, derrière les oreilles, les parties génitales et le ventre au niveau du nombril. Ils me frappaient avec un câble électrique très épais, sur toutes les parties du corps sans exception. »

Des témoignages qui n'empêchent pas AMESys (Advanced Middle East Systems) de revenir à Tripoli pour y vanter Cerebro (Eagle) à l'occasion d'un salon sur la sécurité intérieur. Cyniques jusqu'au bout.

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