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Édito
par Yovan Menkevick

Malaise moderne et réductionnisme intellectuel : les clés sont sous le paillasson

Pour l'observateur qui tente de prendre un peu de recul, cette époque est caractérisée par quelques notions fortes, dont l'une est le réductionnisme intellectuel. Petite tentative d'explication du syndrome post-moderne pouvant expliquer en partie le malaise généralisée de nos sociétés déclinantes, abrutissantes et toujours plus technologiques.

Pour l'observateur qui tente de prendre un peu de recul, cette époque est caractérisée par quelques notions fortes, dont l'une est le réductionnisme intellectuel. Petite tentative d'explication du syndrome post-moderne pouvant expliquer en partie le malaise généralisée de nos sociétés déclinantes, abrutissantes et toujours plus technologiques.

Du "Tous Charlie" aux grandes déclarations vociférantes sur l'islamo-fascisme, en passant par les analyses à l'emporte-pièce sur l'état de la République ou de l'islam, qu'il soit de France ou d'ailleurs, un syndrome revient sans cesse. Le syndrome du réductionnisme.Si la théorie de la cause unique, déjà traitée sur Reflets peut s'approcher du concept de réductionnisme intellectuel, ce dernier, bien plus vicieux, est beaucoup plus répandu que le premier.

Pas mal de suffisance…

Nous vivons dans des sociétés riches (même si elles tendent à créer de plus en plus d'exclusion ainsi qu'une forme de sous-prolétariat). Mais les habitants d'une partie importante de ces pays riches et occidentaux sont "éduqués", (disons qu'il vont à l'école jusqu'à au moins 16 ans et y récupèrent des recettes qu'ils ctrl-c et ctrl-v), mangent à leur faim (mais mal), sont soignés à peu près correctement, et possèdent souvent un véhicule personnel, ainsi qu'un objet incontournable : le téléviseur. Une grande majorité y ajoute un ou plusieurs ordinateurs, une connexion Internet, des tablettes et autres accessoires technologiques numériques.

En 2015, dans ce contexte, les experts d'à peu près tout, sont partout : n'importe quel imbécile n'étant presque pas sorti de chez lui — et qui auparavant développait ses théories à deux francs au comptoir du bar (ou pas) et s'engueulait avec ses potes  — est désormais en ligne. Sa parole se répand sur les forums, sous forme de commentaires sur les sites d'informations, des blogs, sur Facebook, Twitter, et autres outils de propagande réseautage social. La différence, c'est qu'avant, on savait que "Patrick était un gros con qui ne connaissait que dalle à rien — mais avait pourtant un avis sur tout" — alors qu'aujourd'hui, Patrick peut se prendre pour un spécialiste de géopolitique, d'économie, de sociologie, en laissant entendre qu'il en sait un rayon. Notons que Patrick est un exemple, et les "Patrick" ne devraient pas se sentir visés, normalement. Que se passe-t-il quand une majorité de la population peut accéder en deux clics, 30 minutes d'émission, ou 5 minutes de reportage à plein d'informations, sur plein de sujets différents ? La population a l'impression de "savoir". D'en savoir un paquet. D'être sacrément bien membrée coté "connaissance des choses et du monde". Et là, ça devient légèrement coton.

Réduction avant de lier la sauce

La grande tendance, qu'elle soit du côté des politiques, des éditorialistes, ou du grand public (qui a tendance à mimétiser ce qu'il voit sur ses écrans) est de réduire. Réduire ? Mais réduire quoi ? Tout. Absolument tout. Le but est de parvenir au plus petit dénominateur commun. Faire d'un sujet complexe, obscur, emplis d'interrogations, de points non résolus, quelque chose de simple, transparent, et évident est devenu le standard moderne. Ce principe s'applique à tout. Et surtout, une fois le sujet réduit à la compréhension d'un enfant de cours élémentaire, il faut pouvoir le généraliser, en faire une sorte de hochet qui peut s'appliquer ailleurs, en d'autres temps, ou pour d'autres sujets qui paraissent similaires.

Le cas de l'islamisme est un cas d'école. D'une mouvance politique et religieuse multiple, complexe (il existe plusieurs islamismes, etc), on en arrive au djihadisme, puis à l'islamo-fascisme, pour ne retenir qu'une seule chose : des images chocs de tueurs assoiffés de sang qui égorgent leurs otages devant des caméras. Ces "islamo-fascistes" — comme les médias et une partie des politiques ont décidé de les nommer — sont Arabes. Ils sont aussi, paraît-il, "islamistes". Donc aussi musulmans. Donc, des arabo-musulmans. L'arabo-musulman, et l'islam pourraient-ils devenir, par cet effet de réduction, des sortes de nazis religieux, ayant débuté une guerre de civilisations à l'encontre de l'Occident ? Difficile à avaler comme théorie… C'est pourtant, en pointillé, ce qui est en train de se jouer, d'infuser dans les esprits d'une part importante de nos compatriotes. Sans aucune espèce de honte, ni aucune conscience de l'absurdité de la démarche intellectuelle.

A quoi cela sert-il ?

Regarder la "big picture" et tenter de creuser dedans n'est pas confortable, parce qu'un ensemble complexe, aux racines historiques pleine de méandres, de succession d'événements politiques douteux ne peut vous donner la clef définitive sur un sujet. Vous n'avez pas la "Vérité", parce que vous comprenez… que vous ne comprenez pas tout, et qu'il n'y a pas d'un côté les gentils et de l'autre, les super méchants.

Mais si par contre, vous avez un besoin important de vous rassurer, de croire, de vous convaincre d'avoir compris les choses, et de détenir au final une ou plusieurs vérités, la technique de la réduction est parfaite. Et c'est celle qui est massivement choisie aujourd'hui par des populations — très peu instruites en fin de compte — mais qui se gorgent d'informations. Et s'instruire n'est pas la même chose que s'informer. Lire une fiche Wikipedia ne remplace pas la consultation d'ouvrage de fonds. Mais en réduisant les concepts grâce à une information synthétique et rapide d'accès, permet un rassurement. Et c'est à cela, avant tout, que sert la réduction. Se rassurer sur sa compréhension du monde. Sur sa capacité à juger de ce qu'il advient, de ce qui se trame, pour ne pas se sentir trop largué.

Tous des Zemmour, des Valls, des Filkenkraut, ou des Onfray

De droite ou de gauche, le réductionniste est toujours dans la même veine : il écrase tous les sujets de sa fatuité idéologique et synthétise tout pour ne retenir que ce qui l'arrange afin de lui donner la sensation d'en avoir fait le tour. Un Eric Zemmour, ou un Valls, chacun dans des styles différents réduisent les sujets politiques, économiques, sociaux à leur plus simple expression, pour n'en tirer qu'un jus d'idée adapté à une vision idéologique que même les déficients mentaux arrivent à assimiler, pour leur permettre, et c'est un exploit, de les recracher à des interlocuteurs. Sarkozy en était un ardent promoteur, et certainement le premier à en faire une méthode d'exercice du pouvoir.

Le "système réductionniste" est aussi (et surtout ?) une maladie moderne fabriquée par les "créatifs" des agences de pub et de com' : quoi de plus important, pour une campagne marketing, qu'une idée simple à retenir, un slogan ? Mais lorsque l'on traite d'un problème comme le racisme, et qu'on en vient — alors qu'on est premier ministre — à déclarer "Nous sommes tous des Juifs de France", il y a comme un problème. Non pas que les Juifs ne doivent pas être protégés d'actes racistes, ou que le problème n'existe pas, mais ce problème ne peut en aucun cas se réduire à ce type de slogan ridicule. Tout autant que l'exercice citoyen des Charlie d'un jour (ou d'une semaine), qui bien vite, ont retiré — qui leurs pancartes, qui leurs avatars, ne menait nulle part.

Le djihadisme n'est pas soluble dans la surveillance de masse, pas plus qu'il ne l'est dans la défense de la liberté d'expression. Pourquoi ? Parce que le principal ennemi de la liberté d'expression, si l'on observe et creuse un peu les choses, se situe ailleurs. Bien plus haut. Sans violence physique. Et ce sujet ne se résume pas en deux phrases.

Perte de sens : la radicalité remplace la réflexion

Résister à la facilité de fonctionnement de l'époque, celle qui industrialise les modes de vie, est devenu une nécessité  — pour ceux qui ne veulent pas plonger dans les plus obscurs travers. Peut-être somme-nous au seuil de quelque chose de nouveau qui doit émerger ? Puisqu'il n'y a pas plus de sens dans le consumérisme, que dans l'œil valide du père de Marine, que l'essence de nos sociétés modernes et riches est définitivement basée sur la course aux profits — la radicalité s'exprime comme une sorte de produit de remplacement de ce même sens disparu. Perte de repères, ennui, vide sémantique, vide existentiel, vacuité politique, sociale, économique : que reste-t-il à espérer ? Bien peu de choses, il semble. D'où une véritable nécessité de sortir du réductionnisme, d'ouvrir la réflexion la plus large possible, de créer du sens. Individuellement dans un premier temps, puis, collectivement.

Si aucune proposition politique ou sociale allant dans ce sens n'émerge, les réductionnistes finiront par l'emporter. Dans les esprits, ce qui est déjà bien avancé, puis massivement, jusqu'à interdire toute forme de pensée complexe et ouverte. Ce temps là n'est pas bien loin. Il est déjà en marche. A ceux qui n'en veulent pas, il reste à relever la tête, et agir. Ou finir par disparaître, réduits à leur plus petite expression.

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