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par Jet Lambda

Loppsi 2 validée, ou l'art du toilettage en démocratie

Bref, on pourrait continuer la démonstration à l'infini. Depuis dix ans, une quarantaine de textes liberticides sont venus s'empiler de la même manière avec l'assentiment des "Sages" du Palais royal. Dix ans, c'est à dire depuis la LSQ — loi sécurité quotidienne, votée en urgence après les attentats du 11 septembre. A cette époque, le Conseil constitutionnel n'avait pu examiner ce texte ouvertement anticonstitutionnel.

Difficile, dans un premier temps, de ne pas savourer la décision du 11 mars du Conseil constitutionnel sur la LOPPSI-2. Une douzaine de dispositions se sont vues censurées. Les "Sages", comme il est convenu de les appeler, ont d'abord recalé 8 mesures parmi celles suggérées  par les parlementaires d'opposition, mais se sont aussi "auto-saisis" sur 5 autres dispositions qu'ils ont aussi censurées. En vérité, cette décision ressemble plutôt à un gros compromis. Le Conseil constitutionnel, qu'il le veuille ou non, est un organe politique. Ses choix relèvent d'une sorte de droit subjectif et moral, son interprétation de la légalité de la loi vis à vis des droits fondamentaux est à géométrie variable.

La stratégie du gouvernement pourrait s'apparenter à celle du "chiffon rouge", déjà testée avec succès lors de l'affaire du fichier "Edvige" en 2008. Après une levée de boucliers légitime — qui fait néanmoins partie de la stratégie —, il convient de lâcher du lest, de retirer le projet, d'ouvrir de pseudo-négociations, et de revenir ensuite avec une autre mouture un peu plus "acceptable". En l'occurrence, Edvige a été "suicidé" et remplacé un an plus tard par deux autres fichiers (EASP et PASP) qui font à peu près le même travail. Essoufler la dissidence en alourdissant la barque, voilà une partie de la recette.

Alors certes, la censure partielle de la LOPPSI version 2011 est en soi une bonne nouvelle — le Syndicat de la magistrature ne boude pas son plaisir en parlant de «camouflet» et de «claque qui en appelle d'autres».

Au-delà, c’est le président de la République lui-même qui est sévèrement tancé. En effet, ce texte – comme la « loi Besson » – avait été considérablement durci à la suite du « discours de Grenoble ». Or, les « Sages » sont venus rappeler les principes constitutionnels que Nicolas Sarkozy, dans sa hargne sécuritaire exprimée cet été contre les récidivistes, les mineurs, les étrangers et les Roms s’était permis d’évacuer d’un coup de menton.

Il est tout autant savoureux de lister les mesures outrancières qui se retrouvent sur le carreau:

  • la vidéosurveillance des lieux publics ne peut être déléguée à des personnes privées;
  • des prérogatives de police judiciaire ne peuvent être attribuées aux agents de police municipale;
  • les mineurs primo-délinquants ne peuvent se voir appliquer des peines-planchers ni être convoqués devant le tribunal pour enfants par le seul procureur;
  • les mal-logés et les gens du voyage ne peuvent être évacués de force sur simple décision préfectorale;
  • et les audiences relatives aux étrangers ne peuvent être tenues, au secret, dans les centres de rétention administrative.

Mais le syndicat de magistrats ne peut s'empêcher de parler lui aussi du «succès d'une stratégie», «qui a consisté à surcharger la loi de dispositions répressives à la constitutionnalité douteuse pour mieux assurer l’adoption de certaines d’entre elles». A la liste suivante, ajoutons le fameux "dispositif technique" qui permet d'espionner l'ordinateur d'un suspect, mesure qui élargit considérablement le domaine de la perquisition sans apporter plus de garanties au justiciable:

  • extension et interconnexion des fichiers de police ;
  • peines-planchers contre des personnes sans antécédent judiciaire ;
  • transmission systématique au préfet et au conseil général des décisions pénales concernant les mineurs ;
  • blocage de sites internet sans intervention judiciaire ;
  • placement d’étrangers sous surveillance électronique mobile par l’autorité administrative, etc.

Pour valider d'autres mesures contraires aux droits fondamentaux, le Conseil reste dans le subjectif. Il est question de "proportionnalité" entre le but poursuivi par le législateur — et les moyens d'y parvenir. Le SM évoque ainsi les «subtils contours» et les «fragiles distinctions» qui ont permis de «valider nombre de mesures dont le contenu aurait pourtant justifié une censure plus large».

Paternalisme et moralité...

C'est particulièrement le cas sur l'article 4 de la LOPPSI, qui valide le blocage administratif de sites internet sans l'intervention de l'autorité judiciaire, comme s'en désole justement La Quadrature du Net. Car sur ce point, le Conseil justifie son choix par des arguments de moralité — la lutte contre le trafic d'images pédophiles, — et non juridiques.

En 2009, le même Conseil avait censuré une disposition similaire de la loi Hadopi, qui prévoyait de restreindre la liberté de communication en coupant l'accès internet sur simple décision administrative. Dans son explication de texte ("commentaire aux cahiers") diffusée le 11 mars avec sa décision, l'instance se justifie avec des arguments plus que spécieux:

  • Premièrement, il s’agit de protéger les utilisateurs d’Internet eux-mêmes [sic!];
  • deuxièmement, il s’agit également de lutter contre l’exploitation sexuelle des mineurs, ce qui peut justifier des mesures que la préservation de la propriété intellectuelle ne peut fonder ;
  • troisièmement, comme le rapporteur au Sénat le rappelait, «la disposition proposée présente une portée beaucoup plus restreinte puisqu’elle tend non à interdire l’accès à internet mais à empêcher l’accès à un site déterminé en raison de son caractère illicite».
  • Au total, relevant que la décision de l’autorité administrative est susceptible d’être contestée à tout moment, y compris en référé, devant la juridiction compétente, le Conseil a déclaré l’article 4 de la loi conforme à la Constitution.

Notez au passage le paternalisme de cette sentence — protéger les internautes contre «eux-mêmes», il fallait oser. Nous pensions naïvement que les droits fondamentaux ne se négocient pas. Au lieu de cela, le Conseil légitime une mesure anticonstitutionnelle en pesant le bien et le mal. Quant à l'argument final selon lequel on peut toujours contester une décision administravive en référé, c'était aussi le cas pour la loi Hadopi. Par cette distinction, le Conseil avalise lui-même le principe du "deux poids, deux mesures".

On note aussi une belle continuité dans ses décisions. Disposition phare de la LOPPSI-2, le recours accru aux fichiers d'analyse sérielle — qui pourront désormais lister des personnes de tout âge — agira en marge de la loi informatique et libertés. Le principe du "droit d'accès et de rectification" est battu en brêche, c'est le procureur — qui n'est pas une autorité judiciaire comme l'ont rappelé deux grandes juridictions — qui aura le dernier mot. Dans l'article 11, il est en effet établi que:

En cas de décision de relaxe ou d'acquittement devenue définitive, les données personnelles concernant les personnes mises en cause sont effacées, sauf si le procureur de la République en prescrit le maintien pour des raisons liées à la finalité du fichier, auquel cas elle fait l'objet d'une mention.

Hommage à la LSQ (décembre 2001)

Cette mesure existe déjà depuis 2003 — et la première grande loi sécuritaire de l'ère Sarkozy, la loi sécurité intérieure ou LSI — pour les fichiers policiers en général. Alors le Conseil se sert de cette jurisprudence (dans une autre annexe) pour ne pas censurer cette disposition. Que cela aille à l'encontre de la présomption d'innocence ne les offusque pas pour autant. Pour fermer le débat, le Conseil énonce, toujours dans ses "commentaires aux cahiers", cet axiome qui en dit long (page 6):

Il n’appartenait pas au Conseil constitutionnel de se prononcer concrètement sur le respect de la législation « informatique et liberté ».

Bref, on pourrait continuer la démonstration à l'infini. Depuis dix ans, une quarantaine de textes liberticides sont venus s'empiler de la même manière avec l'assentiment des "Sages" du Palais royal. Dix ans, c'est à dire depuis la LSQ — loi sécurité quotidienne, votée en urgence après les attentats du 11 septembre. A cette époque, le Conseil constitutionnel n'avait pu examiner ce texte ouvertement anticonstitutionnel. Aujourd'hui, il y a la fameuse QPC — procédure qui permet de vérifier la conformité d'une loi après coup. Mais la QPC ne s'applique pas à celles déjà examinées par le Conseil — c'est donc le cas de la LOPPSI. Fermez le banc, au suivant.


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