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Édito
par Yovan Menkevick

Fleurs du mal : un film avec le net comme acteur

David Dusa, le réalisateur du film Fleurs du mal (sortie dans 4 salles françaises ce 8 février 2012) était à Tunis en janvier lors du colloque 4MTunis : ce type allie l'intelligence et l'humour, triplés d'une compréhension du net et de ses enjeux très surprenante. Son film est un petit bijou de finesse et d'élégance, et ce n'est pas seulement parce qu'on aime beaucoup David qu'on dit ça… C'est une histoire d'amour. Mais pas à l'eau de rose. Moderne. Prenante. Touchante.

David Dusa, le réalisateur du film Fleurs du mal (sortie dans 4 salles françaises ce 8 février 2012) était à Tunis en janvier lors du colloque 4MTunis : ce type allie l'intelligence et l'humour, triplés d'une compréhension du net et de ses enjeux très surprenante. Son film est un petit bijou de finesse et d'élégance, et ce n'est pas seulement parce qu'on aime beaucoup David qu'on dit ça…

C'est une histoire d'amour. Mais pas à l'eau de rose. Moderne. Prenante. Touchante. C'est aussi une histoire qui nous embarque dans plusieurs univers à la fois, des univers où la grâce et la sensualité côtoient la violence et l'horreur de la répression d’État. Parce que Fleurs du mal est un film où Internet est central : c'est par son biais que l'héroïne, Anahita (Alice Balaïdi), suit la répression du pouvoir iranien envers sa population en 2009. Comme elle visionne les vidéos de street-dance du jeune type, Gecko (Rachid Youcef), qui travaille dans l'hôtel de luxe parisien où elle débarque. Les tweets échangés avec la famille d'Anahita s'affichent à l'écran, les vidéos youtube de la répression en Iran (réelles), pixelisées s'intercalent avec les scènes de la "réalité fictive" d'un Paris bien tranquille où les deux jeunes gens tentent de nouer relation.

La fiction et le documentaire se croisent dans ce film d'un nouveau genre : la tendresse des deux personnages, leurs fragilités intérieures, les conflits qui les animent sont autant d'instants magnifiques et troublants qui s'opposent aux images de violence issues du net, éprouvantes, à la limite du supportable. On ne ressort pas indemne de Fleurs du mal. Et c'est ça qui en fait un film puissant, qui parle de notre époque, nous oblige à voir des réalités très dérangeantes, réalités que le réseau permet, avec tout ce qu'il charrie d'ambiguïtés, de nouvelles possibilités…

 

 

Entretien avec David Dusa

Yovan Menkevick : Comment le projet de ce film s'est-il construit ? ** David Dusa :** Tout a commencé au printemps 2009. J'avais suivi les élections en Iran, parce que j'ai des amis iraniens et parce que c'est un pays important d'un point de vue géopolitique. Quand les gens sont descendus dans la rue pour manifester contre le trucage des élections, ils ont commencé pour la première fois à détourner les réseaux sociaux, pour nous faire parvenir leurs images, créer un événement médiatique. J'ai trouvé ça incroyable.

Pourquoi le réseau Internet, est-il central dans ce film ? ** D.D :** J'étais très épaté quand j'ai vu les images diffusées sur le réseau mondial. Puis l'idée de la jeune iranienne qui arrive à Paris, c'était pour évoquer le pouvoir émotionnel des réseaux sociaux. Cette fille veut garder le contact avec son pays, et l'Iran reste présent avec une telle violence, une telle densité... et ça, uniquement grâce aux réseaux sociaux. Le réseau social change notre présence au monde : on peut être physiquement quelque part et mentalement ailleurs, beaucoup plus qu'avant.

Autant l'histoire d'amour des deux personnages est délicate, autant, en opposition les images venues d'Iran sont crues, terribles et violentes. C'est ta vision du monde, ces univers si différents jusqu'à imaginer qu'il y aurait plusieurs planètes ? ** D.D : **Oui. Absolument. Mais depuis les événements en Iran je suis beaucoup plus optimiste : ces événements et cet optimisme sont confirmés par le printemps arabe. Je pense qu'Internet, comme système de communication, mais aussi comme écosystème, nous rapproche les uns des autres, à travers les frontières, les cultures. Donc sur le long terme je suis optimiste, bien que pessimiste sur le court terme. C'était d'ailleurs très difficile au montage de trouver l'équilibre entre la cruauté et la brutalité en Iran et la tendresse de l'histoire d'amour à Paris. Mais je pense que c'est la co-existence des deux qui fait le piment du film.

La danse urbaine, les yamakasi, pour lui, Charles Baudelaire et les poètes persans pour elle... à un moment Gecko dit "mon ignorance c'est ma liberté", tu peux nous en dire plus ? ** D.D :** C'est lié à son passé. Je pense qu'il était tellement blessé (le personnage de Gecko, ndlr) qu'il vit dans une sorte de bulle au début du film. C'est quelque chose de très volontaire, c'est comme un moine cloitré, une sorte d'ermite. Mais c'est cette ignorance qui lui permet de danser dans la rue. Parce qu'il ne se rend pas compte de ce qu'il fait. Mais c'est une ignorance consciente, pas une "ignorance d'ignorant", elle est choisie. C'est totalement opposé à la philosophie de la jeune femme qui vient de la grande bourgeoisie de Téhéran, qui aime la culture. La danse urbaine pour le personnage de Rachid c'est un moyen d'expression, mais ce qui est important, c'est que c'est ce qui attire la fille initialement. Parce que la façon dont Rachid possède l'espace public, quelque part, en s'y exprimant (par la danse et les déplacements yamakusi, ndlr), c'est un contraste violent  avec ce qu'il se passe en Iran où tout est interdit dans l'espace public. Mais il faut dire que beaucoup de choses dans le film sont tirées de la vraie vie de Rachid, jusqu'à l'appartement du personnage qui est en réalité celui de l'acteur. Il y a une scène aussi, celle de la piscine, où ce que Gecko raconte est réel, c'est la vie de Rachid. Je peux dire que film est né de la rencontre de Rachid avec ces vidéos d'Iran.

 

"Internet, comme système de communication, mais aussi comme écosystème, nous rapproche les uns des autres, à travers les frontières, les cultures"

 

Il y a une approche très particulière dans ton film, entre les images "réelles", tirées des vidéos Youtube filmées par les iraniens et la fiction, c'est-à-dire le film en tant que tel, et puis le réseau Internet qui s'affiche sur l'écran : à propos de la réalité et la fiction, du monde numérique, qu'est-ce que tu peux nous dire ?** D.D :** Le mot réel c'est difficile pour moi, parce que cela comporte beaucoup de choses. Si on parle du "plus réel du réel", qui seraient les images d'Iran, ou celles de la Syrie, de la Tunisie, filmées avec des téléphones portables, je pense qu'elles sont rentrées dans la conscience collective. Elles ont une force énorme depuis 2009. C'est finalement depuis cette époque qu'elles sont apparues dans les journaux télévisés ces vidéos pixelisées, tournées dans l'urgence par des citoyens, par n'importe qui. Ces images ont désormais un pouvoir de vérité pour le plus grand nombre parce qu'elles ne sont pas manipulées par des journalistes, par des professionnels, elles sont faites par des gens dans la rue pour nous montrer ce qu'il se passe. C'est un outil très puissant dans une fiction, beaucoup plus que si j'avais utilisé des archives de journalistes ! Ensuite, il y a la fiction, mais qui est tirée d'une histoire vraie (l'histoire de Gecko), et la fiction totale, celle de cette fille qui arrive d'Iran. Et entre les deux, il y a les tweets. J'ai écrit le scénario avec des copies de vrais tweets qui étaient envoyés par des Iraniens en juin 2009. Mais il y a aussi les vidéos de Rachid que j'utilise (de break dance) qui ont été tournées avant même que le film n'existe. C'est en fait de la fiction et du documentaire : les deux sont intriqués.

Pour finir, à propos de la culture musulmane qui est évoquée dans le film : Gecko ne boit pas de vin, il suit un interdit religieux, elle, s'en moque. C'est l'interdit iranien contre l'auto-censure française ?  ** D.D :** Pour Rachid, la religion musulmane c'est quelque chose qui lui a permis de survivre, de rester intègre en tant qu'individu. Pour le personnage d'Anahita, au contraire cette religion a été utilisée contre elle, pour l'opprimer, comme un instrument d'oppression. Pour elle, c'est complètement inimaginable que quelqu'un puisse choisir d'être musulman ! Pour lui, c'est vraiment une question d'intégrité, ça le rend fort, ça le rattache à une communauté. C'est aussi une part importante du film, la liberté, le choix, dans la religion, la culture ou le reste.

 

Bande annonce de Fleurs du Mal

 

Salles qui diffusent Fleurs du mal

 

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