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Édito
par drapher

Fin de la société de consommation : le FN, un passage obligé ?

Il y a différentes manières d'analyser le résultat du premier tour des élections régionales de 2015. La première consiste à appliquer le filtre du 20ème siècle qui estime que la montée des partis populistes est causée par de mauvaises politiques des partis de gouvernement et une peur d'une partie de la population. Ces peurs sont toujours les mêmes : la peur de l'étranger, de l'insécurité, du chômage, etc.

Il y a différentes manières d'analyser le résultat du premier tour des élections régionales de 2015. La première consiste à appliquer le filtre du 20ème siècle qui estime que la montée des partis populistes est causée par de mauvaises politiques des partis de gouvernement et une peur d'une partie de la population. Ces peurs sont toujours les mêmes : la peur de l'étranger, de l'insécurité, du chômage, etc. L'autre analyse, plus large, basée sur la prise en compte des grandes mutations du XXIème siècle ne mène pas du tout aux mêmes constats. Ni aux mêmes réponses politiques. Pourquoi ? Parce que la société de consommation est devenue le seul ciment qui lie les habitants des pays riches, et qu'elle arrive à sa fin.

Un monde qui mute

La principale différence entre l'élection présidentielle de 2002 et les régionales de 2015 réside dans des phénomènes très importants qui forment une mutation de société majeure. Cette mutation n'est absolument pas prise en compte par les représentants politiques, qui continuent à appliquer des vieilles méthodes, et répondent aux problèmes avec des discours caduques.

En 2002, la Chine rentrait tout juste dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et n'avait pas encore modifié massivement la donne économique mondiale. Le réseau Internet était un outil sympathique pour les jeunes et les passionnés, moins de 20% de la population française y avait accès. Le monde commençait à subir quelques coups de boutoir, avec les attentats du World Trade Center, l'éclatement de la bulle Internet, mais les fondements de la société des 30 glorieuses étaient encore bien ancrés : croissance économique, production industrielle, protection sociale, et surtout, consommation. La seconde guerre d'Irak avec l'engrenage pervers sur les conflits inter-religieux au Moyen-Orient n'avait pas encore eu lieu.

La société moderne occidentale est assise sur un concept central qui détermine l'ensemble de ses équilibres et de sa capacité à maintenir ses fondamentaux. Ce concept est la consommation. La consommation est depuis les années 50, et surtout les années 80 en France, le ciment collectif, politique des nations développées. C'est par elle que tous les progrès ont pu se réaliser : amélioration de la santé et de l'espérance de vie, facilité de déplacement, progrès du confort quotidien des masses, amélioration des communications, etc…

La France est une société de consommation. Ce qui donne de "l'espoir" à la plupart de ses habitants (et que les responsables politiques promettent toujours) est cette "chose" : la consommation. Tout est d'ailleurs organisé autour de ce concept, au point que les publicités télévisuelles sont le programme principal des chaînes, entrecoupé par quelques émissions ou journaux, et non l'inverse. Le marketing est devenu une "science" et la capacité de la population à sortir du cycle argent-achat-contentement-argent-achat-contentement (boucle) est excessivement basse.

Malgré des changements radicaux dans le système économique et social survenus depuis 2008, la consommation reste le seul projet individuel et collectif qui réunit les habitants des pays développés.

Métro/voiture-boulot-TV/Facebook-Twitter-dodo

Quand un pays habitué à fonctionner — massivement depuis plus de 30 ans — par et pour la consommation à outrance, se retrouve en forte perte de vitesse économique, ce sont les fondations mêmes du système qui vacillent. En 2015, la société de consommation n'est pas arrêtée, loin de là, et les Français continuent à consommer. Mais moins bien. Avec plus de difficultés, et pour une partie grandissante de la population — ayant subi de plein fouet la libéralisation financière des 15 dernières années — en en étant plus ou moins écarté.

Les 5 millionsde chômeurs, les 2,4 millions de RSA, les 500 000 intérimaires, les millions de précaires, les 20 millions de Français qui ne payent pas d'impôts sur le revenu parce qu'ils ne gagnent pas assez, doivent faire en permanence des choix cornéliens : assurer le minimum vital et se priver de la consommation du "contentement", ou… des deux, au moins partiellement.

Alors que tous les fondamentaux économiques ont muté, avec des gouvernements qui ont décidé de suivre le mouvement libéral et mondialisé qui veut que les investissements publics doivent se réduire au profit de la financiarisation de tous les pans de l'économie menant à la maximisation des profits, la population est incitée à continuer à fonctionner de la même manière qu'au siècle dernier.

Métro ou voiture, boulot ou chômage, télévision couplée aux réseaux sociaux (les RS : équivalent du café du coin, en moins perturbateur pour le système politique), et dodo. Recommencer le lendemain, jusqu'aux deux jours de repos, pour les plus favorisés.

Cette boucle un peu infernale n'a pas posé problème durant plusieurs décennies, puisqu'en échange de cet "effort", le consommateur français pouvait… consommer. Partir en vacances 2 ou 3 semaines, et sans être très fortuné, pouvoir même voyager à l'étranger. Se "vider la tête" devant la TV était — et est toujours — la règle, mais auparavant, les produits proposés à l'achat dans le poste pouvaient être achetés, dès le lendemain. Ce n'est plus le cas, pour une grande part des téléspectateurs. La frustration et le décalage entre réalité vécue et rêve en 16/9 inaccessible devient perturbante.

La société de consommation se meurt

La population ne sait pas toujours ce qui est en jeu, mais le sent, et réagit, avec le seul outil qu'elle pense avoir : le vote. L'émotionnel dirige en premier lieu les personnes qui n'ont plus de repères, se sentent perdus, sur la brèche, en danger. Celles qui n'envisagent le monde qu'à travers le bruit de fond du spectacle en boucle du marketing télévisuel.

Il est désormais établi que la crise de 2008 n'était pas simplement une crise financière qui aurait basculé en crise des liquidités bancaire puis en crise de la dette souveraine. Le monde a basculé, et les fondements de la société de consommation sont en train de s'écrouler. Sachant que ceux qui tentent de maintenir — à haut niveau politique ou économique — cette société de consommation, sont les mêmes qui la pillent et accentuent ses injustices dans une sorte de dernier sursaut.

La participation de la Chine au système capitaliste mondialisé —  fulgurante  — l'a menée, malgré son organisation politique autoritaire, à muter vers une société de consommation, équivalente à celles des nations développées. La Chine est en grande difficulté aujourd'hui. Economiquement, socialement, "l'atelier du monde" subit lui aussi les conséquences de la financiarisation, du chaos boursier mondial et des limites de l'économie dérégulée. Les injections de liquidités du gouvernement chinois, comme celles des Etats-unis entre 2008 et 2014, de la Banque Centrale européenne depuis janvier dernier, si elles calment temporairement le chaos en cours, ne permettent pas de retrouver la fluidité des échanges et la croissance économique attendue. Le moteur de l'économie mondiale est en train de caler. Le principe de la société de consommation avec.

L'hypertrophie politique comme réponse au malaise ?

Le modèle occidental de la consommation de masse, en cours d'écroulement, révèle — de manière stupéfiante — sa propre vacuité. L'espace de réunion entre les individus constituant la société n'étant désormais plus rien d'autre qu'une succession d'images commentées à l'infini, ou de commentaires énervés du spectacle télé par réseaux sociaux interposés — devenus désormais objets de frustration et non plus de fascination — la majorité des téléspectateurs-consommateurs français cherchent à savoir comment ils pourraient recouvrer les anciennes sensations de tranquillité et de contentement.

Les politiques en place, qui ont alterné depuis 30 ans, leur tiennent les mêmes discours (le plus souvent vérifiés comme mensongers), tentent de leur faire croire qu'en continuant dans le même sens, les choses reviendront en ordre. En résumé : chacun pourra de nouveau se "vider la tête" devant son poste, et acheter les objets et services qui créent le contentement.

Sauf que cela ne surviendra pas. Et chacun ou presque le sait. Ne reste alors qu'une voie dans l'esprit des Français, celle du vote. Le vote de la frustration, du rejet, de la croyance aux forces nationales, de la création d'ennemis intérieurs, du retour aux fondamentaux de l'ancien monde : celui où la promesse de s'enrichir pour participer à la grande compétition est réelle, où les bons citoyens travailleurs étaient gagnants et pouvaient profiter de leur dur labeur.

Les valeurs de perpétuation de la société de consommation sont massivement contenues dans le discours du Front National. Le Front National ne parle que de ça à ses électeurs. Avec des boucs émissaires sur les causes de la lente chute de cette société mythique, bien entendu : les politiques de gouvernement, l'Europe, l'euro, les grands patrons, les étrangers envahisseurs et les populations issues de l'immigration.

Quand un peuple a peur de perdre la seule chose qui le réunit, l'hypertrophie politique survient toujours. La réponse électorale est toujours la même, elle va vers ceux qui promettent de "tout changer" pour offrir un retour à une gloire passée. La seule chose intéressante, qui reste à vérifier pour 2017, est le taux d'abstention élevé : la moitié des électeurs inscrits (plus les 8% de non-inscrits) renvoient un message fort, celui de ne plus être preneurs du système en place.

La société de consommation se meurt, et quand elle coulera de façon plus profonde, par impossibilité chronique de continuer d'offrir conséquemment, ou parce quelle aura du mal à être alimentée, il sera certainement temps de chercher un autre système de gouvernance et surtout : de vivre ensemble.

Mener des troupeaux de moutons hypnotisés à l'abattoir ne demande pas beaucoup d'effort.

Arrêter d'être un mouton hypnotisé qui passe son temps à brouter l'herbe imposée par le berger et se dresser sur ses jambes pour vivre sa vie, est plus compliqué.

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