Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par Yovan Menkevick

De la fabrique du consentement et de l'influence

En écho à l'article de kitetoa, "Où est l'étincelle", ce papier tente d'apporter des réflexions sur nos fonctionnements au sein de la société à travers plusieurs filtres, dont certains parallèles au concept développé par Noam Chomsky : la fabrique du consentement. Concept qui rejoint celui d'un auteur plus ancien, la Boétie, qui lui, développa le concept de la servitude volontaire. Le sujet avait été abordé partiellement par le biais du fonctionnement de la propagande.

En écho à l'article de kitetoa, "Où est l'étincelle", ce papier tente d'apporter des réflexions sur nos fonctionnements au sein de la société à travers plusieurs filtres, dont certains parallèles au concept développé par Noam Chomsky : la fabrique du consentement. Concept qui rejoint celui d'un auteur plus ancien, la Boétie, qui lui, développa le concept de la servitude volontaire. Le sujet avait été abordé partiellement par le biais du fonctionnement de la propagande. Il n'est bien entendu pas question d'apporter ici une réponse à la question posée par l'article de kitetoa, mais plutôt d'amener des pistes de réflexions.

Du besoin de se sentir libre

Nous sommes tous convaincus d'être libres, par la pensée, l'action, la réflexion, l'échange, les choix que nous effectuons. Sans cette sensation de liberté, nous dépérissons, en venons à ne plus supporter notre environnement, et souvent, nous nous rebellons contre ce qui entrave cette sensation de liberté perdue. Ne plus être libre de nourrir ses enfants est insupportable. Comme subir un pouvoir injuste qui vous empêche de vivre ne serait-ce qu'un début du rêve de votre vie. Ces entraves aux libertés des individus, quand elles sont trop grandes mènent parfois à un soulèvement collectif.

On appelle ça une "révolution". C'est le coup du pain et de la brioche en France, avec une reine qui eut du mal à répondre au peuple de Paris venu lui dire son besoin de "liberté" (de pouvoir manger, au passage). En Tunisie, on peut penser qu'un phénomène similaire s'est développé. Avec les résultats qu'on connaît. Mais qu'en est-il de la fabrication de la pensée, c'est-à-dire, dans notre cas, de la fabrication de la sensation de liberté ? Un peuple peut-il se rebeller contre une société terriblement dégradée, injuste et socialement maltraitante s'il est convaincu d'être libre, croit penser par lui-même, alors qu'il est sous influence ? Mais quelle influence ?

Je crois que je suis libre, et je le vérifie

C'est l'adolescent qui débute ce processus avec le désir d'indépendance et de liberté en envoyant ses parents au diable, en transgressant les règles, en affichant son autonomie intellectuelle, celle qui dit "je ne pense pas comme vous, je pense ce que je pense, par moi-même". Indispensable pour se construire, chacun en conviendra. Mais là où l'affaire se corse un peu, c'est ensuite, adulte, quand le principe de liberté, d'autonomie se trouve piégé dans une routine rassurante : je me convaincs que je suis libre parce que je suis adulte et que moi seul suis responsable de la situation dans laquelle je suis. Je vérifie alors que cette liberté est bien valide. Mais comment faire ?

Le premier réflexe, dans une société de consommation dont l'axiome est "je suis ce que je possède", est d'acheter. On parle d'ailleurs d'acheter sa liberté. Le pouvoir d'achat semble être le thermomètre de la capacité à la liberté des individus des sociétés capitalistes modernes. Mais ce phénomène s'atténue une fois les objets de désirs possédés. Ou la capacité à en acheter de nouveaux bridée par des contraintes économiques. La liberté d'acheter a donc sa limite, les objets rassurent, l'autonomie matérielle une fois acquise tourne en circuit fermé, et le "réel" reprend le dessus assez vite.

Pour autant, si la sensation de liberté diminue une fois l'impossibilité de continuer cette course à l'achat matériel bien actée, la psychologie humaine possède de nombreuses ressources qui vont compenser cet état. Et pour vérifier que nous sommes libres, parce que nous ne désirons pas vivre l'angoisse de la sensation inverse, il est nécessaire de trouver des issues. La liberté de pensée, de s'exprimer, d'affirmer ses convictions devient un relai central au manque de liberté ressenti par l'épuisement de l'acte de posséder matériellement. Mais cette faculté d'affirmer sa pensée, de quoi est-elle constituée, est-elle réelle ou illusoire ?

Comment le groupe influence l'individu

Résister à la pression du collectif humain est très difficile. La capacité naturelle de l'homme est de se soumettre à l'autorité, quelle qu'elle soit : scientifique, militaire, sociale, religieuse… Les études sur le sujet sont passionnantes, dont la plus connue, est celle de Milgram. Nous sommes là devant une "faiblesse" humaine plutôt compréhensible, même si elle est terriblement inquiétante puisque d'autres expériences ont été reproduites afin de savoir si un génocide pourrait se perpétrer de nouveau en Occident, et la réponse fut oui, à 90%. Seuls 10% des individus refuseraient les ordres les plus abjectes données par l'autorité. Mais d'autres expériences mettant en jeu l'influence furent effectuées en utilisant le concept de "pression du groupe" (et du nombre), plutôt que celui d'autorité. La plus célèbre est celle nommée "L'expérience de l'influence majoritaire d'Asch", du nom du directeur de thèse de…Milgram. Mais plutôt que de longues explications, l'expérience commentée, en images :

Les résultats de cette expérience sont toujours d'actualité et les mettre en lien avec le fonctionnement de la société numérique en réseau n'est pas sans intérêt. Le réseau transporte des idées, des informations, colporte des rumeurs, modèle et influence les mentalités. Comme l'a fait longtemps la télévision, qui continue à le faire mais de façon moins massive. Ce qui est passionnant avec le réseau, c'est que l'influence n'est pas centralisée, comme les autres médias plus anciens peuvent le faire.

Cette décentralisation avec l'aspect émetteur/récepteur des individus à travers les différents objets de propagation de l'information crée de nouvelles conditions d'influence, et par ricochet de construction de la sensation de liberté. Internet semble être un champ de liberté intellectuelle totalement ouvert et sans entraves : il offre aux individus la sensation de pouvoir en permanence trouver leurs propres voies, de se défaire des autorités, des influences déterminées, d'être libres de penser par eux-mêmes. Et d'exprimer leur propre opinion, en toute liberté, de se forger leurs idées à travers la toile, en toute indépendance, en toute autonomie. Sauf, qu'il n'est pas certain que tout soit aussi simple.

Du buzz, des phénomènes d'auto-censure et des simplifications

Une information un peu sensationnelle ou très amusante, dérangeante, alarmante, commence à se propager sur le réseau par tous les canaux possibles et devient un "buzz". Cette propagation est souvent déclaré comme information virale. KONY 2012 est un exemple assez fascinant de ce type de phénomène. Et comme Fabrice Epelboin, contributeur de Reflets, interviewé par TV5Monde sur KONY 2012 le souligne, les ressors psychologique du succès de ces actions collectives se comprennent assez bien :

"Le principe est de lancer un message très simple accompagné d'un "call to action" (incitation à participer) très simple lui aussi : il suffit par exemple de retweeter ou poster un statut facebook pour aider la cause. N'importe qui peut le faire, et par ce procédé, n'importe qui peut se "décharger émotionnellement" grâce à ces petites actions qui font que les gens se sentent moins impuissants face à quelque chose qui normalement leur échappe."

Sensation d'être acteur, de sortir de l'impuissance, jeu d'influence du groupe : les réseaux sociaux amplifient le besoin naturel des individus de liberté, dans l'action, la participation au changement positif du monde. Mais dans le même temps, la possibilité qu'une information massive, relayée par le groupe devienne "vérité", réalité incontestable est décuplée par ces outils. D'où la possibilité que des théories du complot deviennent information fiable contre le jugement des spécialistes de l'information ou des décideurs politiques. Inversement, si la viralité de la contre-information se déclenche, n'importe quelle information acquise comme vraie ou possible par la majorité peut devenir une information contaminée et auto-censurée, et redevenir une théorie du complot.

L'exemple du 11 septembre est révélateur de ce phénomène : théorie du complot qui se répand sur toute la planète, adhésion du plus grand nombre contre l'avis des médias et des élites, [théorie d'une conspiration acceptée comme vraie] puis retournement de la théorie et auto-censure de la majorité qui déclare le sujet "contaminé". Retour à la théorie du complot. Plus près de nous et encore actif, le réchauffement climatique. Le sujet reste encore très délicat, et contester même partiellement les affirmations du GIEC est un challenge, que peu des scientifiques relèvent comme la sphère Internet "civile", dans sa grande majorité.

Dans ce monde connecté, de consensus fort, de viralité, de soumission au groupe, de multiplication des informations, la difficulté pour celui qui tente de trouver une issue pour se sentir libre est grande. Simplifier certains questionnements devient lors une solution très confortable : rejeter en bloc certaines remises en question est plus simple que de chercher à décrypter les coulisses de son propre fonctionnement. Adhérer intégralement à un schéma, repousser les critiques avec des idées simples et indiscutables peut devenir l'archétype de l'internaute en quête de liberté : remettre en question l'utilisation d'un outil, par exemple, déclenche des "on dirait ma mère", "la nostalgie, c'est vraiment lamentable", "croire que c'était mieux avant est d'une stupidité vraiment pathétique", "tu ne peux pas te permettre, vu que tu utilises toi aussi l'outil", "mais franchement de qui se moque-t-on, Internet c'est seulement génial, vouloir le critiquer, c'est sans intérêt", etc… Comme si la critique, le questionnement [du réseau, du fonctionnement sur le réseau] retirait quelque chose à celui qui a adhéré, est entré en adéquation avec le groupe et les outils qui fabriquent le consensus de groupe.

La fabrique du consentement n'a pas besoin de maîtres

L'illusion entretenue par Internet, et particulièrement par les réseaux sociaux, est celle de la croyance en l'autonomie totale et complète, de la liberté de penser en toute indépendance. D'une part cette sensation illusoire empêche l'action de contestation qui devrait normalement survenir face à l'état de déliquescence de la société [empêchée par la sensation fictive de liberté] , et d'une autre part elle empêche de nombreux individus de s'émanciper réellement. Nous sommes tous en permanence dans la possibilité du piège des jeux d'influence et des perceptions collectives plus ou moins orientées. Et la plupart du temps, ce ne sont pas des manipulateurs de l'ombre qui créent l'engouement ou le rejet, les buzz et les simplifications, les fabriques à assentiment, mais les individus eux-mêmes. Même si des opérations d'influence de très grande ampleur et de haut niveau existent, les "Opsy" dont nous parlerons sous peu dans Reflets. Mais leur puissance ne peut se nourrir que d'un facteur : celui de l'adhésion inconditionnelle.

A vouloir chercher la liberté on peut en venir à la changer en prison et s'enfermer dans celle-ci, au point de ne plus voir l'essentiel et s'aveugler par une somme de facilités rassurantes et confortables. Au point de consentir en croyant refuser. Au point de croire qu'on agit alors qu'on est inactif, qu'on change alors qu'on perpétue, qu'on fait avancer alors qu'on participe à la limitation, qu'on libère alors qu'on enferme.

Détruire la fabrication du consentement passe par l'obligation de remettre en question nos propres fonctionnements, accepter nos erreurs, décrypter nos attitudes. Et oser au moins en parler. Avant d'agir. En toute liberté.

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