Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jet Lambda

Concertation(s), piège(s) à con(s)

Ce matin 13 novembre, on apprend que Greenpeace vient de décliner l'invitation du ministère de l’Écologie de participer au "Grand débat sur l'énergie" qui devrait nous aider à avaler la pilule des gaz et pétroles de schiste (ça fait aussi la Une ce matin) et de nous convaincre que, finalement, "rester dans le nucléaire" a ses avantages. Qu'est-ce qu'ils ont encore, ces obscurantistes qui rêvent de retourner à la bougie?

Ce matin 13 novembre, on apprend que Greenpeace vient de décliner l'invitation du ministère de l’Écologie de participer au "Grand débat sur l'énergie" qui devrait nous aider à avaler la pilule des gaz et pétroles de schiste (ça fait aussi la Une ce matin) et de nous convaincre que, finalement, "rester dans le nucléaire" a ses avantages.

Qu'est-ce qu'ils ont encore, ces obscurantistes qui rêvent de retourner à la bougie? Ce qui fait tiquer l'ONG, par la bouche de son numéro un Jean-François Julliard (ex-sec'gen' de Reporters sans frontières), c'est la composition du "comité de pilotage" de ce "grand débat":

  • Anne Lauvergeon , ex-patronne d'Areva, numéro un mondial de l'atome en boite;
  • Bruno Rebelle , qui n'a pas les mêmes valeurs de l'actuel directeur général de Greenpeace, puisqu'il en fut lui-même le big boss il y a quelques années;
  • Laurence Tubiana , directrice de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri);
  • Jean Jouzel , climatologue;
  • Pascal Colombani, ancien administrateur général (2000-2002) du CEA, haut lieu français de vénération de l'atome civil et militaire (même s'ils s'est rebaptisé récemment Commissariat à l'énergie atomique "et aux énergies alternatives", pour qu'il garde le même sigle le jour où sera supprimé toute référence au nucléaire…).

"Il y avait déjà le projet de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes et ce qui s'y passe en ce moment, les incertitudes sur la fermeure de la centrale de Fessenheim, la déception de la conférence environnementale, le flou qui entoure l'organisation de ce débat et maintenant un comité de pilotage déséquilibré avec deux personnes ouvertement pro-nucléaires", a détaillé le directeur de Greenpeace.

Certes, 2 membres sur 5 ouvertement pro-nucléaire (ou au parcours qui le laissent à penser), c'est déjà too much. Mais les dépêches ne s'attardent pas — et c'est bien dommage — sur l'Iddri, un organisme pourtant créé en 2001, qui est en fait une Fondation, comme l'écosystème ultralibéral sait en produire des tonnes, "reconnue d'utilité publique" depuis 2009. Le bref CV des membres du Comité de pilotage cité plus haut est incomplet: Jean Jouze, le climatilogue de service, est aussi membre du collège de l'Iddri. Cet organisme compte donc 2 représentants sur les 5 que comptent le comité de pilotage.

Or, qui trouve-t-on parmi les 15 administrateurs, issus de son "Collège des fondateurs"?  Des haut cadres de chez GDF-Suez, Veolia Environnement, Lafarge  et… EDF! Ouais! Le plus gros producteur d'électricité nucléaire au monde, les deux plus gros profiteurs de l'écologie de marché, et des industriels bouffeurs d'énergie (Lafarge), en sachant que le dernier fondateur de l'Iddri est Saint-Gobain). Ne manque plus qu'Areva, curieusement absent du casting. Il y a aussi, parmi les parrains de l'Iddri, un truc appelé EpE: "Les Entreprises pour l'environnement". Un lobby énorme, qui ne compte toujours pas Areva (quelle pudeur!), mais rassemble la quasi totalité des poids lourds industriels tricolores, CAC 40 et compagnie.

Pour accompagner la mission pacificatrice de ce think-tank (lié notamment à Sciences-Po Paris), son conseil d'administration compte des membres d'institutions publiques comme l'Agence de la maitrise de l'énergie (Ademe), l'Agence française de développement (AFD), et trois organismes de recherche, plutôt pro-OGM (Cirad, CNRS, INRA). Je vous laisse aller mater ses publications pour voir si, sur l'énergie (qui ne fait pas partie de ses 5 priorités, déjà), ils ont une vision quelque peu plus "indépendante" que son état-major ne le laisse penser. C'est vrai: halte aux procès d'intention, on peut être industriel et concerné par l'écologie, la vraie!

A l'école du numérique, les enfants sont des numéros

Cet avant-propos introduit idéalement le véritable propos de ce billet. Cet été, le ministère de l'Education lançait une vaste "Concertation" sur la "Refondation de l'école de la République". Pour encadrer ce "grand débat", Peillon a lui aussi créé un Comité de pilotage de quatre membres. Ces 4 experts — une philosophe, une sociologue, un ancien inspecteur de l'EN et un parlementaire — n'ont pas déclenché le moindre scandale. Ce sont plutôt leurs adjoints — et surtout l'un d'entre-eux — qui ont attiré la suspicion. Ont en effet été nommés par le ministre quatre sous-experts pour diriger les débats dans chacune des 4 grandes thématiques.

Durant la concertation (5 juillet-1er octobre), il y eu une vingtaine de sous-groupes de travail, une centaine d'heures de réunions et des centaines de « contributions écrites » parues sur le site internet… Les « ateliers », réunis à Paris jusqu'au 1er octobre, n'étaient pas ouverts à la presse — « pour ne pas intimider les participants », dit-on au cabinet du ministre. On a pu s'y glisser courant septembre. Pour découvrir que cette opération avait tout de l'enfumage caractérisé.

Tout part d'une initiative du Collectif national de résistance à Base-élèves (CNRBE), un collectif de parents et d'enseignants qui se bat depuis quatre ans pour que cesse le fichage de masse de 14 millions d'élèves à travers fichiers, répertoires et bases de donnes qui confondent gestion et tri sélectif. Les fausses promesses de la Concertation sur l'école, le CNRBE en a fait l'amère expérience.

Ils se sont souvenu qu'en mars 2009, le parti de Martine Aubry publiait "La France en liberté surveillée". Ce texte plutôt radical, en pleine période sarkozyste, dressait, sous forme d'abécédaire, la liste noire des mesures liberticides à proscrire (à consulter en PDF ici). A à la lettre « B » figurait « Base élèves / BNIE », le fichier des écoles et sa « base des identifiants », devenu RNIE en février 2012 (répertoire élargie, bon pour classifier élèves, lycées, apprentis et étudiants!). Bref, le CNRBE espérait lui aussi que le changement, ce soit pour maintenant. Le collectif prend contact avec le cabinet de Peillon au mois de juin, et décroche une "audience" avec deux conseillers le 13 juillet. On leur conseille alors de se joindre à la fameuse concertation pour exposer leurs revendications.

Quelques semaines après, ils sont "invités" à se joindre à l'une des quatre thématiques, "Un système éducatif juste et efficace", et de son groupe de travail "Une grande ambition pour le numérique". Soit, se disent-ils, pourquoi pas. Alors ils se renseignent. Et voilà qu'ils tombent sur la personnalité choisie pour encadrer les débats de la thématique. Il s'agit d'un certain François Momboisse, présenté comme le président de la FEVAD. Féquoi?? La Fédération pour l'école et la valorisation de la démocratie ? Mmm. Raté: c'est tout simplement le lobby des "entreprises de vente à distance".

François Monboisse est en effet un fin connaisseur de l'école (de commerce) : ce polytechnicien détenteur d'un MBA de management a passé « les dix-huit premières années de sa carrière chez des fabricants de produits de grande consommation », dixit son CV officiel publié par le ministère, dont 11 ans pour le lessivier Procter & Gamble, et finira sa brillante carrière de grand pédagogue scolaire au groupe Pinault-Printemps-Redoute, en gérant des filiales de la Fnac comme… Eveil & Jeux ! Le ministère, en revanche, ne dit pas qu'il est aussi membre du comité exécutif du MEDEF et, depuis juin 2012, président d'un autre lobby européen, E-Commerce Europe.

En 2011, Monboisse fait partie des 18 brillants élèves à rejoindre la classe du Conseil national du numérique (CNN), un machin créé par Sarko pour fédérer les forces vives des marchands de rêve informatique — tous des dirigeants d'entreprises. En mars 2012, ce CNN a pondu un rapport sur "Le choix du numérique à l’école" [PDF]. Dans lequel il est question:

  • de créer dans chaque académie, des agences locales, financées sur les « budgets aujourd’hui dédiés à l’informatique et aux ressources pédagogiques », qui « entretiendront une relation de type client / fournisseur » avec les établissements scolaires ;
  • de créer un « organe indépendant » de type « Haut Conseil », au service d'un « écosystème public/privé cohérent », chargé d'une « mission permanente d’animation, de réflexion et de conseil sur l’école numérique », dont les membres seraient « issues du milieu enseignant » et « du monde des entreprises du numérique ».
  • le tout afin d'« amorcer une dynamique vertueuse entre les enseignants utilisateurs et les entreprises et éditeurs ».
  • Cela va sans dire, ce rapport ne portait « ni sur les usages pédagogiques du numérique, ni sur la formation initiale des enseignants », mais sur « le cadre à fournir » pour inciter les profs « à faire le choix du numérique et aux entreprises de mettre à profit leur savoir-faire et leur potentiel d’innovation. »

En mars 2012, alors que la loi sur la protection de l'identité, qui prévoit la future carte biométrique d'identité, notre expert en école numérique déclarait, à propos de la puce "services" devant servir de sésame électronique:

«Avec cette puce en option sur la carte d'identité biométrique, les commerçants et les consommateurs auront un moyen d'identification fiable. C'est une bonne chose. On pourrait même imaginer un système européen, voire universel».

Entre-temps, le Conseil Constitutionnel a censuré en partie cette loi, pour supprimer le recours au vaste fichier central et la 2eme puce "services". Dommage pour notre lobbyiste en chef.

BREF… Invités à débattre du « numérique à l'école » lors d'un dernier atelier, le 19 septembre, des délégués du CNRBE sont venus y lire un texte et ont tourné les talons, ne voulant pas cautionner un échange d'épiciers. En effet, du fichage et du marquage à vie des enfants, il n'en fut point question — ou presque.

Dans le rapport final de ce beau travail d'enfumage [PDF], rendu public le 1er octobre, on peut y lire de précieux conseils sur "Le numérique, une priorité pour la réussite". On ne peut s'empêcher tout de même d'y voir une logorrhée de poncifs euphorisants inspirés par les mêmes lobbies représentés par M. Monboisse. Le tout recouvert d'une couche de vernis "participatif" pour rendre le tout acceptable. Sur 52 pages, il y en a 1 et demi. Évidemment, on ne parle que du numérique qui "libère" (et libéralise, au sens économique), pas de celui qui asservit, catalogue, tri, classifie les élèves pour qu'ils se façonnent au mieux aux exigences du marché du travail. Cf pages 49-50:

  •  «Tous les domaines de l’éducation sont concernés", et parmi eux: "équipement des salles de classe, des élèves et des enseignants, formation des enseignants, pilotage du système [BINGO: c'est le mot novlangue du fichage!], compréhension de la culture numérique (…)"; mais aussi, "modèle économique de la ressource pédagogique" (ah oui?) et, le summum, "politique industrielle du numérique": cherchez l'erreur;
  • Propositions: "Mettre en place un plan « numérique au primaire » renforçant les équipements, les usages, l’innovation et la formation des enseignants pour la réussite de tous les élèves". Voilà qui répond directement à la demande des lobbies, mais je vois le mal partout;
  • "Encourager l’autonomie et la créativité des enseignants dans la production des ressources et mettre à disposition […] des ressources pédagogiques ainsi que des plates-formes collaboratives de travail": ce dernier point était décrit dans le rapport du CNN décrit plus haut.

Après les "débats publics", les "rencontres citoyennes" et autres instances de diversion, la Concertation (et ses "comités de pilotage") a de beaux jours devant elle. Rompez.

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