Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par David Dusa

Bienvenue à la Netocracy

Johannes Gutenberg, vers 1456 après J.-C. Au vu des débats sur l’hacktivisme ces derniers jours sur Reflets, le moment semble bien trouvé pour publier en français cet article initialement paru en anglais ici même il y a quelques semaines afin de contribuer au débat.

Johannes Gutenberg, vers 1456 après J.-C.

Au vu des débats sur l’hacktivisme ces derniers jours sur Reflets, le moment semble bien trouvé pour publier en français cet article initialement paru en anglais ici même il y a quelques semaines afin de contribuer au débat.

Nous sommes au coeur d'une révolution sociale engendrée par les possibilités offertes par Internet et du fait de sa démocratisation, qui apporte à 2 milliards d'êtres humains la possibilité d'obtenir des informations, d'interagir entre eux et de développer des idées ensemble. Ce processus a donné naissance à un web collaboratif (2.0), apparu au moment où les gens ont réalisé qu'ils pouvaient se connecter les uns aux autres comme ils pouvaient auparavant le faire avec des sites Web.

Aujourd'hui l'Internet a énormément changé notre relations au travail (la possibilité de travailler de n'importe où, et avec n’importe qui, l’apparition d’espaces de travail virtuels...), à l'économie (économie de l'Internet, la consommation en ligne, le crowdfunding), à la culture (création collaborative et partage des œuvres d'art dans les réseaux P2P), à la connaissance (nous sommes des lecteurs et des éditeurs de Wikipedia), aux êtres humains (réseaux sociaux, chats et VoIP), à la politique (journalisme citoyen, (les) blogs, hacktivisme, Wikileaks), etc.

L'accès illimité et quasiment gratuit à l'information, ainsi que la possibilité de communiquer, de développer de nouvelles idées et d'organiser des changements sociaux, ont rééquilibré la balance du pouvoir en faveur des citoyens au point de rendre gouvernements et entreprises nerveux. Ces dernières ayant, à juste titre, le sentiment que leur importance et leur puissance sont mis à mal. Avec des lois comme ACTA, SOPA ou PIPA, elles ont tenté d’entraver cette nouvelle forme de liberté.

Ainsi de nombreux internautes se sont politisés, prenant brusquement conscience de l'intrusion, dans leur sphère personnelle, des pouvoirs politiques et économiques, qu’elle prenne la forme de la surveillance, de la censure ou de la répression du partage. L'activisme en ligne (le hacktivisme), jadis le domaine de hackers politisés et de militants des droits de l’homme férus de technologies, s’est démocratisé au fûr et à mesure que les populations ont découvert les outils et l'idéologie de l'Internet Libre.

Ce développement exponentiel, combiné à la possibilité inhérente à Internet d'une existence collective, a globalisé le mouvement Anonymous et lui a donné la forme que nous le connaissons aujourd'hui. Des clusters d’hacktivistes comme Telecomix, des pages Facebook massivement populaires comme "We are all Khaled Saïd", ainsi que des utilisateurs politisé d'Internet, furieux derrière leurs masques de Guy Fawkes, sont peut-être le visage du Web 3.0 ainsi que de l'avènement de la Netocratie.

Mme Joffrin (Wikipedia)

N E T O C R A T I E

La NETOCRATIE est un terme inventé par la rédaction de la revue technologique américaine Wired dans les années 1990.

Combinaison d'Internet et d'aristocratie, la netocratie se réfère à une classe sociale globale, perçue comme supérieure, qui fonde son pouvoir sur un avantage technologique et de réseautage, en comparaison à ce qui est dépeint comme une bourgeoisie, en déclin progressif.

NETOCRATIE est également employé comme un mot-valise d'Internet et de démocratie:

"À Seattle, le mouvement syndical vint en aide aux groupes disparates organisés derrière lui, rassemblant plusieurs milliers de syndicalistes craignant que le libre-échange ne favorise la délocalisation de leurs emplois à l'étranger. A Washington, le mouvement se concentra sur le lobbying auprès du Congrès sur la question de la Chine-commerce, laissant le FMI et la Banque mondiale aux mains d’une Netocratie ad hoc. "

Les nouveaux radicaux / Time Magazine / Avril 24, 2000

La netocratie, à la fois comme nouvelle élite du pouvoir et nouvelle forme de démocratie, est en passe de renverser l'hégémonie bourgeoise fondée sur la richesse, tout comme la bourgeoisie avait renversé la structure du pouvoir héréditaire de l'aristocratie.

La bourgeoisie avait utilisé l'argent pour marginaliser l'aristocratie; aujourd’hui, la netocratie diminue le pouvoir de la bourgeoisie à travers l'utilisation de l’information. En bref, l'information remplace l'argent comme source de pouvoir, et l'Internet regorge d’information.

Le siècle des Lumières était l'incarnation de l'idéologie matérialiste de la bourgeoisie. Le siècle des Lumières est né de la communication entre les philosophes à travers l'Europe, qui, grâce à l'imprimerie de Gutenberg, ont pu lire leurs ouvrages et s'appuyer sur les idées de leurs contemporains. L'imprimerie a permis plus tard à cette idéologie de se propager à des cercles plus larges, créant un consensus autour d’une une nouvelle façon de gérer la société appelée démocratie représentative (Liberté, Egalité, Fraternité, etc).

L'Internet est l'imprimerie de la netocratie. Grâce à l'Internet, les gens peuvent communiquer et développer l'idéologie netocratique, qu’on pourrait appelée transparence. Cette idéologie, en partie née de la philosophie de travail de la communauté du Logiciel Libre, a donné naissance à une nouvelle façon de gérer la société, qui est parfois appelée Gouvernement Ouvert ou Démocratie Liquide.

Mais l'Internet est bien plus qu’un simple équivalent de l'imprimerie: ce n'est pas seulement un véhicule de l'information, mais aussi son dépositaire. Aujourd’hui, États, sociétés et particuliers ont presque tout numérisé, y compris leurs secrets, et l'Internet offre un accès illimité à ceux-ci. Puisque tout est piratable, les secrets peuvent être découverts, transformés en information, et l’information en pouvoir.

Avec les informations obtenues sur Internet, la netocratie nous rappellera constamment l'inaptitude de la démocratie représentative à gérer efficacement la société au XXIème siècle. Elle fait, par exemple, via les fuites d'informations sensibles sur Internet (Wikileaks). A terme, la netocratie va imposer sa nouvelle forme de gouvernance et remplacer la démocratie représentative.

Les personnes extérieures à la netocratie – celles qui ne comprennent pas les notions telles le hacking, l’ingénierie sociale ou d’autres compétences nécessaires à la survie digitale – seront les vrais parias de cette société. Malgré leur situation économique ou leur classe sociale actuelle, ces personnes seront manipulées et utilisées par celles qui possèdent ces compétences. Elles n’auront aucune influence sur le cours de la société. La Démocratie dans sa forme actuelle sera condamnée à disparaître.

N E T O C R A T E S

Un hacker est quelqu'un qui transforme un objet ou un système en le détournant de son objectif initial, pour lui faire réaliser ce qu'il n'était pas censé faire à l’origine. Un hacker informatique en général hack un système (un site web ou un logiciel, par exemple) pour modifier son fonctionnement, trouver ses faiblesses, la plupart du temps pour l'améliorer, parfois pour dérober des informations et, plus rarement, pour le détruire.

Un hacker profite habituellement de la structure sociale égalitaire et horizontale présente en ligne, du processus de travail en commun et de l'accès illimité à la connaissance. Quand les forces économiques ou politiques, usant par exemple de la censure, attaquent l'Internet Libre, l'envie de rendre le monde physique plus proche du monde virtuel peut parfois pousser un hacker à se politiser et de devenir un hacktiviste.

Un hacktiviste est un hacker politiquement motivé (ou un militant avec des compétences en informatique) qui hack pour défendre des causes telles que les droits de l'homme, la neutralité d'Internet, ou parfois, le renversement de la source de la censure en ligne (les dictateurs, les intérêts économiques, etc). Un hacktiviste comprend que l'Internet peut être utilisé pour améliorer le monde par l'acquisition et la diffusion d’informations, et en organisant les individus à travers les réseaux sociaux.

Un hacktiviste, qui utilise l'Internet pour construire une nouvelle structure de pouvoir et une nouvelle forme de gouvernance dans le monde réel, est un netocrate. Un netocrate participe à l'élaboration et à la mise en œuvre de l'idéologie netocratique. Il est important de noter que tous les hackers ne deviennent pas hacktivistes, et que tous les hacktivistes ne sont pas des netocrates. De la même manière, tous les hacktivistes ne sont pas des hackers au début ; certains sont tout simplement des activistes qui ont appris à hacker par nécessité.

Un netocrate jouit d’une profonde compréhension des rouages de l'Internet qui lui permet de trouver de l'information exclusive et unique et d’en tirer le meilleur parti. En remettant cette information dans son contexte et en l’analysant avec les informations déjà acquises, le netocrate crée le bien le plus précieux du XXIème siècle: la méta-information. Les netocrates utilisent ensuite ces méta-informations comme munitions dans l’ InfoWar qu'ils mènent contre les structures du pouvoir actuel en façonnant l'opinion publique contre eux.

Des neurones dans un cerveau, ou bien vous sur Internet?

Hackers, hacktivistes et netocrates ne sont pas des utilisateurs d'Internet: ils ont intégré l'Internet comme vous et moi intègrerions une culture. Ils vivent et prospèrent en ligne car ils ont réalisé que ce n'est pas seulement un média, ou un lieu de rencontre, mais un écosystème avec des règles parfois différentes du monde matériel.

Le monde en ligne est une extension du monde hors-ligne: il améliore et augmente les possibilités de l'existence humaine. Tout d'abord, l'Internet offre l'anonymat, ce qui fait de la netocratie une sorte de méritocratie. Être issu d'une famille importante ou avoir des diplômes de grandes écoles n'est pas pertinent, pas plus que la nationalité ou l’origine ethnique. La seule façon de distinguer un netocrate (ou hacker) d'un autre est de juger ses techniques (des compétences comme l'ingénierie sociale ou la capacité à obtenir des informations) et son éthique (la façon dont ces compétences sont utilisées).

Dans la netocratie, le succès n'est pas défini par la richesse. Certains netocrates sont pauvres et vivent modestement, mais ils influencent et manipulent les gens les plus puissants de la planète. Les Netocrates ne sont pas intéressés par l'argent et considèrent sa poursuite comme une obsession bourgeoise pathétique. La poursuite de l'argent est secondaire à la poursuite de données, d'information et de pouvoir.

L'Internet offre également la possibilité d'avoir des identités multiples. Les Netocrates ne sont pas schizophrènes ; ils savent qui ils sont mais ils extrapolent des fragments de leur personnalité via leurs avatars en ligne.

La plupart des netocrates ont une identité publique portant leur véritable identité. Quand ils parlent à travers cette identité, c’est pour communiquer un discours politique, une philosophie. L'identité publique est en quelque sort le porte-parole du netocrate. Cependant, la plupart des netocrates ont plusieurs identités cachées, anonymes, qui fonctionnent comme le bras armé d'un mouvement politique. Celles-ci sont utilisées pour pirater des systèmes, obtenir des informations, ou transmettre des idées plus radicales, que leur identité publique ne pourrait pas porter sans se mettre en danger.

Dans ce contexte, des phénomènes tels qu’Anonymous (et ses diverses mutations) ou certains bouleversements mondiaux récents, deviennent une parabole intéressante qui permettre de regarder différemment l'évolution de l'Internet, en tant que source de pouvoir, et vecteur de l’avènement de la netocratie.

P.S. Pour plus de lecture, je vous recommande cet excellent ouvrage, écrit il y a 10 ans. Certains chose sont datés, mais pas l’essentiel.

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée