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par Guillaume de Morant

Secret Défense, pourquoi Macron ne veut rien lâcher

Vers un retour en arrière des libertés sur les archives du pays

Les archives de plus de 50 ans sont communicables sans restriction, même portant un tampon Secret Défense. Mais depuis 2020, Matignon bloque les recherches des historiens invoquant une "instruction générale interministérielle". Un collectif de chercheurs a déposé un recours devant le Conseil d'État. En mars, Emmanuel Macron qui est à la manœuvre a répondu par son exercice favori du "en même temps".

Le secret... - D.R.

Ils ne sont pas contents les historiens et leur bronca contre l'application trop stricte du Secret Défense commence à faire du bruit. Il faut dire que ces chercheurs d'habitude plutôt discrets râlent à coup de pétitions (18.000 signataires), de tribunes publiées dans Le Monde, d'interviews et de divers articles dans la presse. Tout ça parce que le mouvement de va et vient sur l'ouverture des archives, notamment de la guerre d'Algérie, commence à bien faire : un coup, c'est oui, un coup c'est non ! Depuis la loi de 2008, et plus spécialement depuis 2012, les dernières archives militaires de l'Algérie datant de 1962 ayant fêté leur 50e anniversaire, ces documents sont devenus librement accessibles. Tout chercheur et même le grand public peut demander à les consulter. Et il y en a des choses intéressantes à découvrir dans ces dossiers… Certains montrent par exemple comment l'autorité militaire a ordonné la torture des activistes du FLN, comme s'en vantait feu le général Aussaresses, de sinistre mémoire.

Mais depuis le début 2020, ce qui était librement accessible ne l'est soudainement plus. Dans tous les services d'archives qui conservent des documents tamponnés Secret Défense, aux Archives nationales, aux Archives des Affaires Étrangères, au Service Historique de la Défense à Vincennes, des historiens se sont vus subitement opposer "un délai technique" sur ces archives, parfois pour des dossiers qui étaient restés sur leur table de travail depuis la veille ! Ce délai technique, les historiens ont vite compris qu'il s'agissait d'une entourloupe. Les services d'archives se sont mis à appliquer strictement une mystérieuse et méconnue "IGI 1300". Dans le jargon administratif, cela veut dire Instruction générale interministérielle n°1300 et cette IGI-là traite de la protection du Secret Défense. Elle dit que les documents "classifiés", c'est-à-dire appartenant à l'un des trois niveaux, Très Secret Défense, Secret Défense ou Confidentiel Défense (1) ne sont pas communicables s'ils n'ont pas été auparavant "déclassifiés". Une importante proportion des fonds de la période 1940-1969 est dans ce cas, alors que ces archives ont pu, entre 2008 et 2020, être communiquées sans délai dans les salles de lecture, sans que personne ne bronche.

L'histoire de la IVe et de la Ve République sous cloche

Mais au bout de 12 ans, les archivistes se sont faits brutalement remonter les bretelles par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Les historiens ont été passés au régime sec, et concrètement, pour la recherche, l'application de l'IGI, a eu de lourdes conséquences. À chaque demande de document, un archiviste doit désormais vérifier systématiquement si le dossier porte ou non le tampon Secret Défense. Si les articles demandés contiennent un document classé "secret", l'archiviste lance alors une demande de déclassification. Il doit alors le renvoyer à "l'autorité émettrice", cela peut-être le ministère des Armées, ou l'Intérieur, la Justice ou même les services de renseignements (qui déposent eux aussi leurs archives). Une procédure lourde et lente qui a pour effet de paralyser pour des années toute la recherche historique sur la seconde guerre mondiale et les conflits post-coloniaux, dont la guerre d'Algérie, l'histoire de la IVe et de la Ve République ! Un historien a remarqué qu'"appliquer l'IGI 1300, cela annule dans les faits la circulaire Hollande du 24 décembre 2015 ouvrant l'accès total aux archives se rapportant à la période de l'occupation. Cela sabote par avance l'annonce d'Emmanuel Macron d'ouvrir les archives portant sur les disparus de la Guerre d'Algérie".

On se demande bien quel est l'intérêt d'empêcher les historiens d'accéder à tous les documents classés Secret Défense. Et pour certaines archives se pose la question de la pertinence de ce secret : les menus du maréchal Pétain ont-ils vraiment besoin d'être frappés d'un tampon Secret Défense comme c'est le cas actuellement ? Autre exemple, en pleine guerre d'Algérie en 1956, la visite d'un général à ses troupes fait partie de ces informations qui doivent rester confidentielles pendant le temps de la guerre, mais plus rien aujourd'hui ne justifie de les protéger. Pour d'autres dossiers, plus sensibles, notamment ceux qui traitent de la torture, on aimerait bien ne pas y voir une manipulation politique, mais force est de constater que tout ça "vient d'en haut". Les archivistes ont obéi aux ordres du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) qui leur a demandé la stricte application de l'IGI 1300. Cet organisme administratif présidé par un préfet relève en effet du Premier ministre. Le SGDSN revendique un rôle de trait d’union entre le gouvernement et le Président de la République, ce qui en dit long sur l'origine des décisions imposées sur le Secret Défense.

Le poids de la campagne présidentielle ?

D'ailleurs Emmanuel Macron s'en est mêlé et nous a refait le coup du "en même temps". Alors qu'il prononce de beaux discours pour ouvrir plus largement les archives sur la guerre d'Algérie, "en même temps", il freine de toutes ses forces l'accès auxdites archives ! Alors qu'il appuie sur l'accélérateur et demande à l'historien Benjamin Stora de pondre un rapport sur la pacification des relations de chaque rive de la Méditerranée, "en même temps" il écrase le frein. A un an de la présidentielle, Macron n'a sans doute pas du tout envie de se voir imposer un calendrier de révélations délétères sur le plan politique.

Loin de ces états d'âme et des grands écarts, des historiens et des universitaires ont décidé de saisir le Conseil d'État pour demander l'annulation de l'IGI 1300. Parmi eux, l'Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche, l'Association Josette et Maurice Audin et l'Association des archivistes français. La démarche est également soutenue par un collectif d’archivistes, de juristes, d’historiennes et d’historiens dont Robert O. Paxton, Antoine Prost et Annette Wieviorka, vice-présidente du Conseil supérieur des Archives. Le point de droit sur lequel ils attaquent est que cette instruction est contraire à la loi de 2008 sur les archives. Elle prévoit que "les archives publiques dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale deviennent « communicables de plein droit » à l’expiration d’un délai de 50 ans, sans qu’aucune autre condition particulière ne puisse être exigée". Les historiens demandent donc la suppression de cette IGI 1300, car une instruction ministérielle ne saurait "fixer de manière arbitraire le périmètre du secret-défense". Dans cette IGI, "les critères de déclassification ou de refus de déclassification ne sont pas précisés, ouvrant la porte à une gestion arbitraire de l’accès aux archives de la Nation". Ils exigent "que tous les documents de ce type antérieurs à 1971 soient librement accessibles aux citoyennes et aux citoyens en 2021".

Coup de com

Le 9 mars 2021, Emmanuel Macron en a remis une couche. L'Elysée a annoncé que "les services d’archives pourront procéder dès le mercredi 10 mars aux déclassifications des documents couverts par le secret de la Défense nationale, selon le procédé dit « de démarquage au carton » jusqu’aux dossiers de l’année 1970 incluse". "Cette décision sera de nature à écourter sensiblement les délais d’attente liés à la procédure de déclassification, s’agissant notamment des documents relatifs à la guerre d’Algérie", s'est vantée la communication officielle.

Mais le coup de com a fait flop, pour les chercheurs, historiens, archivistes et universitaires, le compte n'y est pas. Sur la forme, les associations parlent d'effet d'annonce, laissant croire que le procédé de « démarquage au carton » pourrait écourter les délais d’attente pour les chercheurs. Or cette déclassification prendra de nombreux mois, car des dizaines de milliers de cartons d’archives sont déjà en attente. Il faudra du temps pour que les recherches en cours puissent reprendre. Les archivistes de La Défense ont estimé que pour déclassifier toutes les archives Secret défense, il faudrait 13 ans au rythme actuel, car c'est des kilomètres de rayons d'archives. Autre point de forme : l'Elysée a précisé que les documents ainsi déclassifiés ne pourront pas être photographiés, ce qui alourdit le travail en une période où les places dans les centres d’archives sont limitées du fait des contraintes sanitaires, et pénalise fortement les usagers qui habitent en province.

Et sur le fond du problème, rien n'est réglé. Pour accéder aux archives publiques antérieures à 1971 classées Secret Défense, il est toujours nécessaire de passer par cette procédure de déclassification, alors que ces documents d’archives publiques sont pourtant communicables « de plein droit » d'après la loi de 2008. Les associations ont donc décidé de maintenir leurs actions devant le Conseil d'État. Même si le président de la République a également annoncé « un travail législatif d’ajustement du point de cohérence entre le code du patrimoine et le code pénal pour faciliter l’action des chercheurs », les universitaires peinent à s'en réjouir, redoutant au contraire "que les délais d’accès aux archives soient allongés pour certains types de documents, en régression par rapport aux choix que le Parlement avait faits en 2008". A croire qu'au sommet de l'Etat, personne n'est pressé de voir percer par les historiens tous les secrets de guerre de la France, même les plus honteux…

Pierre Mansat : "Macron nous enfume avec les archives de l'Algérie"

Reflets : Votre association Josette et Maurice Audin a déposé un recours devant le Conseil d'Etat contre l'IG 1300. Pourquoi ?

Pierre Mansat : Cette Instruction ministérielle IGI 1300 est un véritable scandale, c'est l'accès aux archives de la Nation qui est entravé. Les archives de la Défense, des Affaires étrangères, des Armées, de la Justice, etc. Le gouvernement veut complètement interdire l'accès à des documents classifiés, en dehors de tout cadre législatif. L'administration n'a même pas à justifier d'un délai pour répondre ou à justifier de son refus de communication. C'est Courteline, parce qu'il y a des documents qui ont déjà été publiés et qui aujourd'hui ne sont plus accessibles. On a un texte réglementaire, issu de l'administration et du gouvernement qui prétend être au-dessus de la loi. C'est extrêmement grave. Ça n'existe pas dans la Constitution française, un texte réglementaire ne peut pas être supérieur à la loi.

Le président Macron a annoncé un travail parlementaire sur ce sujet. Vous en attendez quoi ?

Nous sommes très inquiets. On va vers un retour en arrière des libertés sur les archives. Ce travail parlementaire est un contre-feu, car notre recours a de fortes chances d'aboutir. Il faut pour le gouvernement trouver une porte de sortie très rapide. C'est pour cela que le véhicule législatif a déjà été choisi. Le Secret Défense sera inséré dans la loi SILT, Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme qui sera votée à marche forcée avant l'été. La loi de 2008 est pourtant très consensuelle, résultat d'un long travail avec tous les groupes parlementaires, des archivistes et des historiens. Elle comporte des dispositions qui garantissent que des documents très sensibles en matière de défense nationale et de sécurité ne soient pas communicables. Pourquoi vouloir en changer ?

Qui est derrière ces manœuvres et pourquoi ?

On ne peut émettre que des hypothèses, parce qu'il n'y a pas vraiment de discussion. En France, comme dans beaucoup d'autres pays, le champ des libertés publiques tend à se rétrécir. Le pouvoir agite les menaces terroristes, mais certains cercles n'ont tout simplement pas envie que les archives mettent à jour des attitudes problématiques de la France dans le passé. On vient de le voir avec le Rwanda où les historiens ont mis en évidence un grave problème lié à l'attitude de la France. Donc on peut penser que certains cercles résistent à des révélations sur l'occupation, la collaboration, les guerres coloniales, la guerre d'Algérie et d'autres conflits. Il y a peut-être aussi une sur inquiétude de la part de certains juristes devant des risques judiciaires qui pourraient être provoqués par l'accès à certaines archives.

Macron a pourtant dit qu'il voulait ouvrir les archives de la guerre d'Algérie ?

Macron nous enfume avec l'histoire des archives de l'Algérie pour cacher la question de l'ensemble des archives. Il passe son temps à souffler le chaud et le froid. Il reconnait le système de torture mis en place, défendu et organisé par la France. Puis il entrave l'accès aux archives. Puis il dit qu'il va faciliter l'accès aux archives de la guerre d'Algérie. Mais ce n'est pas à la bonne volonté ni d'un président de la République, ni d'un Premier ministre, ni d'un service administratif ou de hauts fonctionnaires de décider si des archives sont consultables ou non. La loi de 2008 est claire, simple, consensuelle. Il faut l'appliquer, c'est tout. Et ces craintes n'ont pas lieu d'être. Au bout de 50 ans, il n'y a plus beaucoup de sujets qui ont une conséquence directe sur la vie du pays aujourd'hui. L'ouverture des archives de la Seconde guerre mondiale était redoutée. Elles ont été ouvertes et il ne s'est rien passé. Il n'y a eu aucun problème.

Cette IGI 1300, c'est une affaire d'historiens ou de chercheurs ou cela va plus loin ?

Il y a bien sûr un problème de liberté académique, d'historiens, de chercheurs qui sont empêchés de travailler. Des étudiants ont été obligés de changer de sujet de thèse, parce qu'ils n'ont plus accès aux archives. Mais la question de l'accès aux archives, on le voit avec le Rwanda, c'est une question démocratique fondamentale. C'est le rapport d'un pays avec ses archives qui est menacé.

Pierre Mansat est président de l'association Josette et Maurice Audin.


(1) La mention Très Secret Défense est réservée aux informations et supports qui concernent les priorités gouvernementales en matière de défense et de sécurité nationale et dont la divulgation est de nature à nuire très gravement à la défense nationale ;

La mention Secret Défense est réservé aux informations et supports dont la divulgation est de nature à nuire gravement à la défense nationale ;

La mention Confidentiel Défense est réservé aux informations et supports dont la divulgation est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d'un secret classifié au niveau Très Secret Défense ou Secret Défense.


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