Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Yovan Menkevick

Analyse : la stratégie de la fin du pétrole

Chacun connaît le discours univoque qui condamne le pétrole : polluant de l'air (réchauffement climatique), de l'eau (marées noires), du sol (contamination des sous-sols), source de conflits, épuisable, sale, etc. La liste des tares est longue à propos du pétrole, à juste titre. Ces problèmes sont réels. Mais si l'on prend un peu de recul, que l'on ne regarde pas que les problèmes, que l'on accepte de sortir du discours uniquement négatif, qu'en ressort-il ?

Chacun connaît le discours univoque qui condamne le pétrole : polluant de l'air (réchauffement climatique), de l'eau (marées noires), du sol (contamination des sous-sols), source de conflits, épuisable, sale, etc.

La liste des tares est longue à propos du pétrole, à juste titre. Ces problèmes sont réels. Mais si l'on prend un peu de recul, que l'on ne regarde pas que les problèmes, que l'on accepte de sortir du discours uniquement négatif, qu'en ressort-il ? L'honnêteté intellectuelle peut-elle s'accorder d'un discours à charge contre le pétrole, en opposition frontale avec la réalité du monde, de son évolution et des progrès incontestables qui sont survenus en moins de deux siècles par le biais de cette ressource ? Et surtout, de ce qui risque de le remplacer ?

La civilisation du pétrole

Si un saut "quasi quantique" de l'humanité s'est effectué au cours de son histoire, c'est avec l'apparition du pétrole et de son utilisation industrielle. L'or noir est connu depuis l'antiquité, mais jusqu'au XIXe siècle, il n'a jamais trouvé d'application importante. La conjonction de l'invention de l'électricité et de l'utilisation du pétrole raffiné comme source de carburant des premiers moteurs à explosion, ainsi qu'ensuite de la matière plastique (et d'autres dérivés), sont une révolution de tous les domaines touchant la civilisation humaine dans son ensemble.

Les déplacements individuels, collectifs, commerciaux passent par le pétrole : premières voitures, camions, paquebots puis avions. La médecine est transformée par le pétrole, l'agriculture est radicalement modifiée par le pétrole, ainsi que la chimie, puis survient l'informatique (au début du XXe siècle avec Jacquard en France et IBM aux USA), qui avait déjà fait ses premiers pas sans pétrole (métiers à tisser, machines à cartes perforées) et n'avait pas pu se développer sans celui-ci : elle explose cette informatique et peut se développer grâce à lui après la seconde guerre mondiale et l'invention des transistors. L'industrialisation de l'informatique débute.

Bien entendu, tout n'a pas été positif à tous les niveaux dans les "progrès" vendus comme tels : l'étude de la "révolution verte" des années 50 en est un exemple frappant. Si les productions agricoles ont augmenté, la santé humaine, elle, en a été totalement affectée. La paysannerie traditionnelle, de même.

Il n'en est pas moins certain que le pourcentage d'éléments de la vie courante composés de pétrole qui rendent service, sauvent des vies, permettent d'améliorer les activités humaines est énorme. Notre civilisation est une civilisation du pétrole. Cette matière piégée dans l'écorce terrestre est le centre de gravité de l'humanité moderne. Sans lui, l'espérance de vie en occident serait encore au niveau du XVIIIeMais, c'est quoi ce discours incorrect ? Oui, dans une vision manichéenne des choses, écolo-anti-capitalo aveugle, il faut uniquement parler de toutes les horreurs générées par l'exploitation et le commerce du pétrole : guerres, corruption, pollutions, captation de richesses, la liste est très longue. Cet article n'en fait pas l'impasse et ces constats sont évident. Mais le refus de parler d'autre chose est dangereux.

Parce que cela est-il le propre du pétrole, ou bien ne serait-ce pas le propre de toute ressource rare et surtout indispensable dans la recherche des sociétés humaines à caractère conquérant et vouées à se transformer sous la pression du progrès technique érigé comme modèle ? Des sociétés capitalistes, en réalité ? Et ces progrès amenés par l'utilisation du pétrole sont-ils une "horreur" ?

Les sociétés occidentales ont tué, envahi d'autres civilisations pour l'or. Pour avoir de la main d'œuvre humaine aussi : l'esclavage a été aboli quand les machines utilisant le pétrole ont pu remplacer les esclaves. Quand la monarchie absolue a été détruite et que l'esprit des lumières, féru de progrès technique, s'est répandu, la révolution industrielle, déjà en marche, a explosé. L'or noir a remplacé l'or et les esclaves. L'argent qu'il générait a remplacé Dieu, le "dieu dollar" s'est ensuite imposé, sous le joug du pétrole. Mais la logique est implacable : une autre matière capable d'autant de possibilités, exploitable avec la technique du XIXe siècle aurait donné exactement le même résultat.

Vient donc ensuite l'énergie atomique. Qu'on ne peut absolument pas comparer avec le pétrole. Il n'est pas discuté du nucléaire ici, mais de l'énergie atomique. Le nucléaire était utilisé dès la fin du XIXe siècle avec les découvertes de Marie Curie. L'efficacité nucléaire (rayons X, radios etc.) aurait pu être développée en médecine sans l'énergie atomique. L'énergie atomique est un changement assez curieux dans la civilisation humaine planétaire. On parle de civilisation de l'atome, ce qui est une ineptie puisque l'électricité produite par des centrales nucléaires sur la planète est inférieure à 16 %. L'énergie atomique a simplement changé les rapports de force géostratégiques par le biais de la bombe atomique. Mais il n'a pas changé la progression technique et technologique des sociétés humaines : si c'était le cas, l'énergie atomique serait aujourd'hui utilisée pour une grande part des activités humaines, il n'en est rien. Heureusement, puisque sa dangerosité est avérée, sa pollution mille fois plus dommageable que le pétrole, ses déchets impossibles à rendre inoffensifs. Le pétrole est d'ailleurs resté le facteur géopolitique central.

Imaginons un monde sans pétrole

Si le pétrole s'éteint (certains pensent qu'il va s'épuiser, d'autres pensent au contraire que c'est une matière créée en permanence et qui est quasi infinie), ou qu'il est interdit à terme de l'exploiter, il faut donc le remplacer. Pas seulement en tant que carburant et qu'énergie mais aussi en tant que matière fossile pour la fabrication de matières plastiques et autres dérivés. Quelles sont les possibilités ? Pour le carburant, il y a les agrocarburants. Les rapports de la FAO sont accablants : la ruée de grandes nations vers cette exploitation agricole pour remplacer le carburant issu du pétrole détruit les terres arables et génère des famines et une perturbation colossale dans les pays les plus pauvres. Ce choix des carburants agricoles affame littéralement des millions de personnes chaque année.

C'est donc du côté des agrocarburants que se trouve la cause principale de la hausse de la demande. L'industrie des agrocarburants, basée dans les pays émergents comme dans les pays développés, absorbe 40 % du maïs produit aux États-Unis et les deux tiers des huiles végétales de l'UE. Ce développement spectaculaire a été rendu possible, souligne la FAO, par un soutien public massif sous forme de subventions, d'exonération de taxes et d'obligations d'achat, estimé à 5,6 milliards d'euros en Europe et aux États-Unis. En parallèle, le soutien à tous les autres secteurs agricoles s'amenuisait.

Ce qui amène la FAO à conclure que "l'actuel emballement de la demande mondiale n'est pas la conséquence du développement économique mondial, mais le résultat d'une politique publique menée par les États-Unis et les gouvernements de l'UE, le résultat d'un choix politique clair et réversible." Pour Jayati Ghosh, économiste indienne tenant un blog sur le Guardian, ce rapport renverse ainsi "le mythe selon lequel la consommation accrue des pays en développement (Inde et Chine avant tout) mène à une hausse de la demande globale et donc à une hausse des prix des céréales." (source : Lemonde.fr - Famine : la FAO pointe les biocarburants et la surexploitation des sols)

Le véhicule électrique ? Oui, mais rechargé par quoi ? Des centrales électriques. Une majorité sont au charbon sur la planète, et les énergies fossiles représentent 80 % de la production d'énergie primaire totale. De plus, les défenseurs actuels de l'écologie (dans les gouvernements et les populations) refusent toute exploitation du charbon à des fins de production électrique puisqu'il est censé réchauffer le climat par le CO2 qu'il rejette dans l'atmosphère. Des panneaux solaires ? Difficile de croire, vu le parc automobile mondial, qu'il soit possible d'en construire suffisamment au regard des mines de silicium et des capacités de rechargement de batteries dans des pays peu ensoleillés. Le nucléaire ? Un monde recouvert de centrales nucléaires serait donc plus enviable au monde du pétrole ? La dangerosité de cette énergie est telle qu'il semble impossible de concevoir cette approche. Sachant que de nombreuses nations se voient interdire de développer une filière nucléaire par crainte qu'ils ne se dotent de l'arme atomique, comme l'Iran. L'énergie hydraulique, quant à elle, est très dépendante de la géographie.

D'autres solutions ? Oui, les énergies fossiles autres que le pétrole, comme les gaz et bitumes de schiste. Mais là encore, la piste est très inquiétante, et en réalité, bien plus que celle du pétrole. La liste des problématiques de l'exploitation des gaz de schiste est tellement importante qu'un article entier serait nécessaire. En résumé : coût technique et de transport très élevés, épuisement de l'eau, destruction des paysages, contamination des nappes phréatiques, risques sismiques, technologie propriétaire, destruction environnementale… Avec, de plus, un bémol majeur : le gaz de schiste est un carburant. Il ne permet pas de créer des dérivés solides comme le pétrole. Et puis, c'est un détail, mais il émet, à la combustion, des gaz à effet de serre, et donc, réchauffe le climat (selon ceux qui adhèrent à cette théorie)... comme le pétrole ou le charbon.

Restent les moteurs "atomiques". Et des nouvelles technologies nucléaires. Là encore, la prudence reste de mise, la radioactivité n'est pas une mince affaire. Le coût. La maîtrise technique. L'impossibilité pour les nations en voie de développement (en réalité en sous-développement entretenu) de se doter de tels véhicules, de telles technologies. Mais… mais, mais…

La voie est-elle déjà tracée ?

S'il y a une guerre qui fait rage depuis des décennies et qui régit le monde moderne, c'est celle de l'énergie et de la production industrielle. Cette guerre a lieu depuis plus d'un siècle, à partir du pétrole. La géopolitique mondiale est en permanence influencée par l'or noir. Mais avec quelques orientations originales parfois, avec un pays comme le Venezuela qui a effectué une transformation sociale et économique sans précédent grâce aux revenus du pétrole. Un État comme l'Arabie saoudite disparaîtra le jour où le pétrole cessera d'être le centre du commerce mondial et d'un enjeu technique majeur. Les États-Unis tentent de se rendre auto-suffisants en équivalents pétrole issus des ressources non-conventionnelles.

Et nous sommes, aujourd'hui, à une croisée des chemins puisque l'économie mondiale est en voie d'effondrement. Ou peut-être en voie d'une radicale transformation si elle ne veut pas s'effondrer. Tous les indicateurs sont dans le rouge et les limites du système d'échanges spéculatifs sont atteintes. Avec un horizon à atteindre pour ceux qui activent et profitent de cette guerre énergético-industrielle : basculer l'économie pour éviter l'effondrement qui pourrait bien les atteindre eux aussi. La seule voie logique est celle d'un changement de paradigme énergétique : le saut quantique du XXIe siècle, deux cents ans après celui du pétrole. La nouvelle révolution industrielle. Sans pétrole.

Les voies les plus évidentes semblent se diriger vers des technologies du "futur", à fusion nucléaire, centrales à hydrogène "propres", couplées à l'exploitation des sources fossiles mais dans des mesures bien moindre. Additionnées à des centrales solaires installées en Afrique pour la consommation européenne, énergies hybrides, capture des émissions de CO2 avec des technologies ultra modernes.

Ce saut quantique doit relancer les pays industriels. Et confiner les pays en voie de développement les plus pauvres dans une dépendance technologique et énergétique bien plus grande encore. Si cette voie est prise, portée par des foules d'occidentaux anti pétrole, écologistes pro Giec, pro-nouvelles technologies "propres" non-émettrice de CO2, avides d'un nouveau monde "vert" (sans pétrole), les conséquences seront terribles : pour les peuples qui ne "comptent pas", ceux qui subissent les sauts quantiques énergétiques des civilisations du Nord. Mais aussi pour l'ensemble des êtres humains, asservis à des technologies tellement chères et pointues, potentiellement dangereuses (la fusion nucléaire est vendue comme inoffensive) et inaccessibles aux compétences humaines normales, qu'ils ne pourront plus que prier pour… un retour de la civilisation du pétrole. Cette civilisation qui pourrait tout à fait exploiter et gérer intelligemment cette ressource qui fonde sa modernité.

Mais si l'histoire se répète, elle ne revient jamais en arrière. A chacun, s'il pense que cette approche peut s'entendre, d'en tirer des conclusions et des actions pour s'en… prémunir.

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