Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Skhaen

AFP : existerait-il des choses que les journalistes ne savent pas ?

Bon nombre d'entre vous ont vu le « clash » qui a eu lieu entre l'AFP  (l'Agence France Presse) et des activistes suite à l'article « Homs  toujours pilonnée, des “blessés amputés” (militants) » (diffusée lundi à  08H50 GMT). Comme souvent, l'AFP (comme la plupart des médias) contacte un militant via le logiciel Skype, et l'annonce clairement dans son  article.

Bon nombre d'entre vous ont vu le « clash » qui a eu lieu entre l'AFP  (l'Agence France Presse) et des activistes suite à l'article « Homs  toujours pilonnée, des “blessés amputés” (militants) » (diffusée lundi à  08H50 GMT). Comme souvent, l'AFP (comme la plupart des médias) contacte un militant via le logiciel Skype, et l'annonce clairement dans son  article.

@jujusete voit ça, @okhin aussi, le ton commence à monter, Okhin publie rapidement un article un tantinet assassin « Stop killing people, stop using Skype! » :

« So, enough with the polite arguments. Each and every time someone uses Skype, Twitter, Facebook, MSN, Gmail or any other  widespread and centralized system (it includes relying only on one XMPP  servers, or status.net one) they're putting their sources in danger.

So, fuckers, YOU HAVE TO STOP THIS. Get your fingers out  of you ass. Just think and do your jobs. You're destroying everything  that people are trying to do by being a lazy asshole full of selfishness  and thinking without brains.

You knew that Skype is dangerous. But you did that call.  And you put the name. You've killed the person who trusted you, you're  not better than the ones that are killing people in the street. »

Étrangement piquée au vif, l'AFP tentera de se dédouaner dans l'article « L'AFP, l'opposition syrienne et Skype ». Voici quelques morceaux choisis (la mise en gras est de moi) :

« Ce sont les militants qui cherchent par tous les  moyens à nous joindre et ce sont eux qui nous invitent à les rejoindre  sur Skype. C'est, la plupart du temps, leur seul moyen de communication avec l'extérieur .  Il s'agit d'un mauvais procès pour une agence qui a toujours cherché à  protéger ses sources, spécialement dans un conflit aussi dangereux que  la Syrie ».

« Nous utilisons Skype pour nos communications avec les  rebelles syriens quotidiennement, comme nous l’avions fait d’ailleurs en  Libye et jusqu’ici cela ne nous a jamais été reproché  ».

Et le meilleur pour la fin :

« Les opposants sont forcément conscients des dangers liés à l’utilisation de Skype . Mais c’est ça ou être totalement coupés du monde extérieur . Dans ce pays, tout le monde risque sa peau », poursuit-il. « Tous les médias utilisent Skype pour parler à l’opposition syrienne .  Accuser l’AFP de le faire est spécieux. Voudrait-on essayer de nous  empêcher de donner la parole à l’opposition syrienne qu’on ne s’y  prendrait pas autrement ».

Étonnante argumentation qui postule que si les autres sont adeptes des incongruités, il est admissible de faire de même.

Mieux : « Les opposants sont forcément conscients des dangers liés à l’utilisation de Skype ».

Ah bon ? Et pourquoi donc ? Et surtout, si eux le sont, les médias devraient l'être également,  non ?

A se demander si les journalistes dont les articles ont vocation à être lus pratiquent eux-même la lecture. Car à bien y regarder, il y a une longue liste  de papiers sur le sujet :

  • Septembre 2005 : « Skype banni des facs par la sécurité nationale » sur 01net.com et « Skype interdit de séjour dans l'enseignement supérieur et la recherche » sur zdnet.fr
  • 2 octobre 2008 : “Chinese Skype Client Hands Confidential Communications to Eavesdroppers” sur le site de l'EFF.
  • Août 2009 : le FBI publie des documents sur ses capacités à surveiller Skype (FOIA) 10 octobre 2011 : “Hackers Claim That German Officials Have A Backdoor Trojan For Spying On Skype” sur techdirt.com 29 juin 2011 : « Microsoft Patents VoIP and Skype Wiretapping » sur tmcnet.com
  • 14 mars 2012 : « Traqués, enquête sur les marchands d'armes numériques » (Under surveillance) documentaire de Paul Moreira diffusé sur Canal+ - disponible avec les sous-titres FR/EN ici (encore que... des erreurs peuvent être commises par les meilleurs...).
  • 2 novembre 2012 : « une faille dans Skype permet de jouer à l'Hadopi » Article de J.M. Manach
  • 2 mai 2012 : « Microsoft’s New Patent to Wiretap Skype + Their New Supernode Infrastructure Might be Concerning » sur filterfree.me

S'ils sont VRAIMENT au courant, comment peuvent-ils  encore seulement penser à utiliser Skype ? Skype n'y est peut-être pour rien, mais quand il y a  autant de « problèmes » visibles, mieux vaut réfléchir aux enjeux.

Quand on a la vie de quelqu'un entre les mains, on réfléchit deux fois avant de l'appeler avec un logiciel posant autant de questions sur  sa sécurité. Surtout quand il existe beaucoup d'alternatives.

Nous sommes en 2012. Et désormais, à peu près tous les journalistes savent envoyer ou recevoir un mail, surfer sur le Web, certains ont même approché des protocoles exotiques comme le (s)FTP ou Usenet. Mais combien on poussé jusqu'à GPG, SSH ou d'autres plus subtils encore ? Peu. Très peu.

Pour bon nombre de nos confrères, Internet, c'est la page Google que le navigateur affiche par défaut ou la page facebook permettant de garder contact avec les amis ou la famille. Ce n'est plus le petit « e » en forme de rond, bleu, sur le bureau, mais ça revient pourtant au même. Ce n'est PAS internet. C'est une partie infime d'un immense patchwork qu'il ne faut surtout pas oublier et qu'il faut prendre en compte.

La curiosité est une qualité, dit-on pour un journaliste. Pour ce qui est des techniques liées au réseau, ils en font preuve … avec parcimonie.

Et c'est fort dommage. Car chacun le sait désormais (ça c'est à peu près acquis par tout le monde), le réseau est écoutable, en particulier par des États policiers ou des dictatures (mais ce ne sont pas les seuls). Interroger des résistants dans ces contrées en utilisant Internet, c'est les mettre en danger, comme deux et deux font quatre.

Nous avons une vision de ce monde un peu différente. Parce que nous ne le voyons pas comme une ville, avec des immeubles, des rues, des galeries marchandes, des piétons. Non … Nous étions là quand la ville a été construite. Nous savons exactement quels matériaux ils ont utilisé pour la construire, nous connaissons les issues de secours des bâtiments, nous en connaissons les pièges. Mieux, nous pouvons parfois voir à travers les murs.

Et ce qui est étrange, c'est que nous avons passé notre vie à partager nos informations. À former les journalistes qui le voulaient. À leur passer le savoir dont nous disposions ou que d'autres nous avaient transmis.

Ami(e)s journalistes, faites preuve de curiosité, d'un tantinet d'humilité, venez, rencontrons-nous, nous vous confierons tout ce que nous savons. Pas uniquement pour vous mais également pour vos contacts. Pour que vous puissiez les protéger. On pourra parler des logiciels libre, du problème des logiciels privateurs et du concept de « boîte noire », de ZRPT et d'AES … de chiffrement symétrique et de chiffrement asymétrique, et même de comment fonctionne Internet

AFP et la suffisance journalistique

Un autre passage de la réponse de l'AFP mérite que l'on s'y attarde :

« Voudrait-on essayer de nous  empêcher de donner la parole à l’opposition syrienne qu’on ne s’y prendrait pas autrement ».

Il faut avoir travaillé dans un journal pour comprendre tout ce que cette phrase véhicule. Non, il n'y a pas seulement une petite pique à destination du Geek forcément autiste qui ne jure que par le logiciel libre et les trucs qui ne fonctionnent que sur sa machine après trois compilation souvent infructueuses. Non, non, il y a autre chose. Il y a ceci : « sachez monsieur le Geek autiste, que nous sommes journalistes et que nous faisons notre travail. Celui d'informer et de contacter des sources sur le terrain. Sans nous, l'information ne passerait pas cette frontière étanche qu'est la frontière syrienne. Et ce n'est pas vous, avec vos logiciels exotiques qui pourriez en faire de même. Nous, nous avons des méthodes éprouvées, un savoir-faire, une déontologie, des règles...»

Voyez-vous cela …

Il se trouve que sur ce coup-là, du haut de sa suffisance journalistique, le monsieur est tombé pile poil sur le mauvais « Geek autiste ».

S'il avait fait une petite recherche d'un quart d'heure, notre journaliste de l'AFP aurait sans doute vu que Okhin, comme tous les petits camarades de Telecomix ont plus fait pour faire sortir de l'information de Syrie que la plupart des journalistes français.

Oui, oui, c'est dur à entendre, mais c'est comme ça. Quand ça ne marche plus, que tout est fermé, il reste des « lignes » des voies, que Telecomix et tous ceux qui ont vu la ville se construire savent emprunter.

Telecomix a fait un travail particulièrement intéressant de compilation et de classement des vidéos tournées sur le terrain. Le groupe a détourné une partie du trafic Internet syrien pour amener les personnes à lutter contre la surveillance de leurs communications. Ils ont passés des centaines d'heures à former des militants afin qu'ils puissent communiquer sur le réseau avec les outils appropriés.

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NOTE

1/ cet article est écrit à 4 mains et 2 claviers par Skhaen et Kitetoa.

EDIT

1 : Je viens d'avoir un coup de téléphone d'un journaliste de l'AFP, ça semble bouger dans le bon sens, normalement plus de détails dans les jours à venir.

2 : Ohin a rencontré des gens de l'AFP ce midi (mercredi 4 juillet 2012) pour parler des problèmes de sécurité et de skype, il en parle dans « I had a lunch with afp (and yes, it was interesting) »

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